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éclairés par la philosophie de l’histoire, nous lui disons : « Vous avez été, vous êtes une domination inique et indigne. » Certes nous n’éprouvons contre la nation russe, qui aujourd’hui se réveille et que l’on s’efforce d’égarer dans des haines de peuple à peuple, aucun sentiment hostile : nous voudrions que cette grande nation sût exalter et anoblir sa force intérieure par l’intelligence de la justice et l’usage de la liberté ; mais les nations qui subissent longtemps les mauvais gouvernemens deviennent responsables des fautes et des crimes de ces gouvernemens. Le peuple russe est responsable envers la Pologne des tyrannies qu’il lui a imposées en les supportant si longtemps lui-même. Le peuple russe ferait un nouveau bail avec le despotisme, s’il se croyait intéressé par l’amour propre national à l’assujettissement de la Pologne par la violence. Ce n’est point un révolutionnaire, c’est un conservateur fougueux, c’est M. de Maistre qui a dit que la plus inique, la plus monstrueuse, la plus insupportable des dominations est celle d’un peuple sur un autre peuple. La nation russe est de nouveau provoquée à ce crime par le gouvernement de Pétersbourg, qui veut imprudemment la faire intervenir dans ses déterminations. Or quel est le dernier mot du gouvernement russe à l’Europe, qui lui demande encore, par les voies de la persuasion, justice pour la Pologne ? Le gouvernement russe interdit qu’on lui parle des anciennes provinces polonaises ; quant aux moyens moraux qu’on lui propose pour la pacification du royaume proprement dit, il les relègue et les ajourne dans l’enfer de ses bonnes intentions. Pratiquement, au nom de l’armée russe, au nom du peuple russe, il exige avant tout la soumission des insurgés. Le recours unique, absolu, à outrance, à la force, le renouvellement de toutes les violences tant de fois et si longtemps employées contre la Pologne, voilà le dernier mot du gouvernement russe, le défi qu’il jette à la conscience de l’Europe actuelle. Chose étrange et qui vaut la peine d’être remarquée : on dirait que, depuis le premier partage de la Pologne, chaque génération l’une après l’autre a été mise en demeure, par une occasion décisive, de ratifier ou de briser ce pacte odieux. À plusieurs reprises, le sort de la Pologne a été remis en question, et il a dépendu des gouvernemens et des peuples de reprendre à nouveau cette triste affaire du partage. Voici en ce moment la mise en demeure qui s’adresse à notre génération ; elle nous vient de deux côtés avec une égale énergie : elle nous vient comme un cri de détresse des insurgés polonais et des victimes de Mouravief, elle nous vient comme une bravade insultante de la chancellerie russe. La génération actuelle, par inertie et par stupidité, acquiescera-t-elle passivement au partage comme ses lâches ou impuissantes devancières, ou ira-t-elle au secours d’un droit que l’énergie et la vitalité de la Pologne ne laissent point périmer, mais ne suffisent pas à faire triompher ? Nous ne voulons pas croire que notre génération hésite devant ce dilemme de honte ou d’honneur ; nous ne voulons pas croire que notre génération consente à subir la souillure du spectacle de l’extermination d’un peuple par les supplices, par la