Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 46.djvu/761

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

définitive de la Russie, si elle était possible, si on la laissait s’accomplir, aurait des conséquences bien autrement graves, bien autrement décisives que ne semblent le croire ceux qui n’y verraient tout au plus que le maintien de ce qui existe. Sous ce voile d’atténuations et d’interprétations dont la diplomatie couvre les affaires de ce monde, il s’agit après tout de savoir à qui appartiendront désormais moralement ces contrées couvertes aujourd’hui de deuil et de ruines, qui vaincra dans cette lutte, — la civilisation occidentale, dont la Pologne est l’héroïque champion, ou l’esprit anti-européen, l’esprit de despotisme asiatique, dont la Russie, quoi qu’elle fasse, demeure la personnification armée, même dans ses essais de métamorphoses libérales.

Voilà ce qui se révèle surtout dans ces pages d’une vigoureuse substance et d’une entraînante animation qui ont paru récemment sous ce titre de la Pologne et la Cause de l’ordre. Ce n’est point la question étudiée une fois de plus dans son essence diplomatique, à travers les traités qui la dénaturent et la mutilent en prétendant la régler; c’est le problème saisi dans sa profondeur, dans ses élémens intimes, dans ses rapports avec l’avenir de l’Europe, et replacé dans ses vrais termes d’une grande question de civilisation. Peu d’écrits ont analysé avec plus de nouveauté, d’élévation et de pénétrante éloquence cette situation, sur laquelle on s’accoutumait presque à s’endormir, et qui, en se dévoilant subitement, est venue s’imposer à toutes les pensées, à toutes les politiques. Ici nulle banalité, point de déclamations vagues ou de considérations inutiles; tout marche au but. Ce n’est point certes l’émotion qui manque à ces pages; c’est un Polonais qui les a écrites sous l’impression des luttes tragiques de son pays, et le sentiment patriotique échauffe, colore cette série de déductions vigoureuses; seulement dans cette émotion même, dans cette chaleur de sentiment patriotique il y a une réflexion sagace et ferme, un sens supérieur des situations, une vue nette et hardie des conditions morales de ce conflit qui touche à tout, à l’organisation extérieure comme à la sécurité sociale de l’Europe. C’est la démonstration de la nécessité d’une Pologne reconstituée par toutes les considérations d’équilibre, d’ordre public, de sûreté universelle. C’est la mise en lumière de ce fait souverain et décisif que, dans la lutte aujourd’hui engagée, la Pologne est le soldat, non-seulement de son droit et de sa liberté comme nation, mais du droit et de la liberté de tous, de la civilisation de l’Europe, des idées qui sont l’essence de la société moderne. Il y a bien des gens dans le monde pour qui une insurrection, de quelque façon et dans quelques conditions qu’elle éclate, est toujours l’œuvre de l’esprit révolutionnaire. Quand ils ont prononcé ce mot fatidique, ils croient avoir tout dit; ils expliquent tout par la révolution cosmopolite et sociale qui a ses foyers à Paris et à Londres, prête à se répandre en tous pays. La diplomatie russe, habile à faire vibrer toutes les cordes, sait bien à qui elle s’adresse quand elle s’arme de ce banal argument, lorsqu’avec plus de calcul que de sincérité elle s’efforce de représenter le mouvement polonais comme un péril public, comme une menace de perturbation révolutionnaire pour l’Europe.

Que des influences révolutionnaires aient pénétré en Pologne comme partout, qu’elles ne soient point étrangères dans une certaine mesure à