Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 46.djvu/763

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

manité et portant dans son sein le courant central de l’histoire humaine. Et nous, qui sommes-nous, nous Russes?... Nous n’avons partagé avec l’Europe ni son sort ni son développement. Notre civilisation actuelle, notre science, notre littérature, tout cela est d’hier et a une histoire à peine... De cette manière la question se complique au plus haut degré. L’idée de la civilisation y entre de tout son poids et éclipse même l’idée de nationalité indépendante. Les Polonais, en toute sincérité, peuvent se regarder comme les représentans de la civilisation et ne voir dans leur lutte séculaires contre nous que la lutte de l’esprit européen avec l’esprit asiatique. Qu’avons-nous donc à répondre?... Tout découle de cette situation que nous sommes des barbares et que les Polonais sont une nation hautement civilisée... Il est clair que notre cause serait complètement gagnée, si nous pouvions répondre, aux Polonais : La haute idée fine vous avez de vous-mêmes vous trompe, votre civilisation polonaise vous aveugle, et dans cet aveuglement vous ne voulez pas, vous ne savez pas voir qu’avec vous lutte non pas la barbarie asiatique, mais une autre civilisation plus forte, plus puissante, notre civilisation russe. — Ceci est facile à affirmer, mais il s’agit de savoir comment nous pourrions le prouver. Personne excepté nous. Russes, ne croira à cette prétention que nous ne pourrions justifier par aucune preuve évidente... » Je dois dire que cette manière d’envisager les affaires de Pologne n’a point été du goût du gouvernement russe, que le recueil a été supprimé et que l’auteur a été poursuivi. Au fond cependant n’aperçoit-on pas ce qu’il y a de douloureux, de perpétuellement fécond en déchiremens dans cette juxtaposition violente de deux peuples, l’un initié à une civilisation supérieure, l’autre ne régnant que par la force, et les aveux de M. Dostoïevski ne sont-ils pas la confirmation des vues de l’auteur de la Pologne et la Cause de l’ordre? Pour tous les deux, la Pologne est la personnification de l’esprit européen occidental, et c’est par là bien plus que par des fantaisies perturbatrices qu’elle est l’éternelle insoumise.

Il est vrai, l’esprit, les intérêts, les mobiles révolutionnaires ne sont point étrangers à l’insurrection actuelle de la Pologne, ils s’y mêlent intimement et s’y manifestent avec éclat; mais, par une combinaison singulière, la révolution n’est pas là où on la cherche, là où il semblerait qu’elle dût être une arme naturelle, et elle est au contraire là où elle semblerait devoir être une ennemie, là où on invoque l’ordre à grands cris : pour tout dire, les Polonais peuvent être des rebelles devant la domination moscovite; aux yeux du reste de l’Europe, ce sont des patriotes qui ont la légitime pensée de conquérir l’Indépendance de leurs foyers et de leur civilisation. Ils peuvent déranger l’organisation extérieure du monde actuel : ce ne sont ni des destructeurs sociaux, ni des démagogues; Ils n’attentent pas à la société européenne, pour laquelle leur triomphe serait au contraire une victoire sans égale. La grande; révolutionnaire aujourd’hui, c’est la Russie, non-seulement au point de vue diplomatique, parce qu’elle s’est placée en dehors des traités qui lui imposaient des obligations et dont elle n’a pris que les avantages, mais encore parce que les idées qu’elle représente, le radicalisme qui la travaille et auquel elle ne peut opposer aucun frein moral, les procédés qu’elle emploie, sont une menace directe pour l’Europe et ont le caractère d’une force aveugle immolant tous les droits.