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donne, à lui tout seul, en grand secret, le divertissement de se surprendre ainsi lui-même ? Moi, je pense que c’est un malheureux qui tombe en enfance, un homme qui devient idiot ou fou, et cet homme-là, c’est toi !

PÉRÉGRINUS, troublé, se levant.

Max, qui t’a dit cela ?

MAX.

Le valet que tu as chassé hier. Il est venu tantôt me révéler ta manie, et il a bien fait, car je suis accouru, comme tu vois.

PÉRÉGRINUS.

Si tu écoutes les propos d’un valet ivrogne…

MAX.

Oh ! n’essaie pas de me tromper ! J’ai vu arriver ici certaine corbeille que tu réclamais tout à l’heure, et je t’avertis que tu ne la reverras pas, car j’en ai fait bonne et prompte justice : j’ai tout jeté au feu et dans la rue !

PÉRÉGRINUS, très affecté.

Ah !… vous avez jeté,… vous avez brûlé… Eh bien ! Max, vous m’avez fait de la peine, beaucoup de peine !

MAX.

Ah ! voilà !

PÉRÉGRINUS.

Oui, voilà ma folie, je le veux bien ; mais la vôtre est plus cruelle : vous avez voulu effacer de ma vie un rêve bien modeste, bien caché ! Et pourquoi, je vous le demande ? Pour rendre hommage à je ne sais quel fantôme de raison creuse et froide, qui vous trahira peut-être, vous, tout le premier. Laissez donc aux gens humbles qui se taisent leurs innocens plaisirs et leurs mystérieuses contemplations. Tenez, je suis fâché ! de vous le dire, mais vous avez fait là une méchante action, et, si ma maison n’était protégée par une influence supérieure à la vôtre, vous lui eussiez porté malheur. J’ai senti le contre-coup de votre procédé barbare : en rentrant chez moi tout à l’heure, j’ai marché sur des débris ; il m’a semblé que j’entendais sous mes pieds de faibles plaintes, et que de mon toit pleuvaient des larmes. Ma cloche était cassée ; ma serrure, ouvrage excellent et précieux d’un vieux ami… (Max lève les épaules) — que vous n’avez peut-être pas assez apprécié ! — la serrure de maître Rossmayer était forcée et gâtée. Le marteau, usé par la main de mes pères, gisait sur le pavé, dans la boue ! Enfin mon seuil était violé et outragé ! Un froid mortel a passé sur mon front comme un souffle diabolique… Max, je ne veux pas oublier notre amitié d’enfance ; mais je vous déclare qu’en insultant à de pieux souvenirs, — que vous ne comprenez pas, — vous avez contristé mon âme et peut-être offensé une mémoire qui m’est chère ! (Il se rassied très ému sur son fauteuil.)

MAX.

Ainsi tu avoues ton mal ? tu proclames ta sottise ? Tu gémis sur des jouets de filasse et de carton comme sur ces créatures vivantes que j’aurais massacrées ? Vraiment oui ! et pour un peu tu me traiterais d’Hérode ! Ne dirait-on pas, à te voir ainsi, d’une mère à qui l’on a ravi ses enfans ?