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petite baie demi-circulaire se montre dans la coulée de lave dont les deux bords s’avancent dans la mer et amortissent un peu la violence du flot. La baie est remplie d’un sable noir formant un talus assez escarpé. Nous risquons l’abordage; on enlève le gouvernail, on tourne l’avant du canot vers la terre, et, faisant force de rames, on lance l’embarcation vers la terre. A peine a-t-elle touché, que nous sautons sur le sable pour nous atteler à l’amarre. Nous luttons contre la mer qui pousse et retire alternativement le canot; enfin nous l’emportons, l’embarcation est sur le sable, et nous donnons à cette petite anse le nom de baie gymnastique, afin de transmettre aux navigateurs futurs le souvenir de nos exploits. Sur le sable, nous trouvons des algues rejetées par la mer et du bois flotté, des troncs de hêtre de la grosseur de la cuisse, des branches et de l’écorce de bouleau, un tronc de sapin, en un mot des bois provenant des côtes d’Ecosse ou de Norvège. Nous nous dirigeons vers la montagne, nous apercevons une piste de renard, et le timonier, qui s’était écarté, se trouve en face d’un individu tout blanc qui le regarde avec étonnement, puis s’éloigne au petit trot. Nous avançons sur la coulée de lave; on ne saurait rien imaginer de plus triste, de plus désolé: des scories bizarrement contournées, tantôt noires et dégradées comme de vieilles ruines, tantôt rouges comme les tuiles brisées d’un fourneau démoli; puis des cheminées surmontant des cavités, témoins des explosions qui se sont produites dans la coulée, des morceaux de laves qui se sont solidifiées en conservant les formes de leur état liquide, des blocs enchâssés dans des masses spumeuses, le tout entremêlé de sables noirs, gris, jaunes, verts et rouges, ravinés par les neiges fondantes ou tourmentés par les vents; puis des argiles jaunâtres, du kaolin ou terre à porcelaine blanche, résultant de la décomposition des laves brune ou rouge dont elle est entremêlée. Rien de vivant que çà et là une petite plante rabougrie ou une graminée microscopique qui enfonce ses longues racines dans le sable, ou bien une mousse ou un lichen appliqué sur les scories. Point d’animaux; seulement quelques os d’oiseaux, reste des repas d’une mouette, ou le crâne d’un phoque dépecé par un renard.

« Nous dépassons la crête du courant de lave, et nous trouvons abrités sous la pierre une espèce d’oseille[1], quelques saxifrages et la renoncule glaciale, plus loin, sur une pente tournée vers le sud, le cochléaria, une saxifrage violette[2], et même un saule nain[3] rampant sur le sol. Combien ces pauvres petites plantes ont l’air souffreteux ! Elles se collent aux rochers, se cachent entre

  1. Oxyria reniformis.
  2. Saxifraya oppositifolia.
  3. Salix arctica.