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avaient été prévenus et avaient eu tout le temps de se soustraire à leur sort. L’évêque de Cracovie dit : Mon parti est pris; si on m’attache à la queue d’un cheval et qu’on me traîne en Sibérie, j’en serai content, étant satisfait en moi-même que je ne fais que mon devoir et ce que mon devoir et ma conscience me commandent de faire. Non content de parler contre les mesures de la Russie, il adressa des circulaires à toutes les diétines[1], ce que, comme sénateur, il avait droit de faire. Dans ces circulaires, il peignait les dangers de la situation, l’oppression menaçante, et exhortait ses concitoyens à défendre en hommes leur religion et leurs lois... « 


Pendant la diète d’élection, la ville de Varsovie étant entourée de troupes russes, la cour de France trouva contraire à sa dignité que son ambassadeur y restât. Il lui fut enjoint de représenter au primat que la république n’étant plus maîtresse chez elle, et qu’é- tant lui-même accrédité près d’elle et non près de la Russie, il avait reçu l’ordre de se retirer jusqu’à ce que les choses eussent changé de face.


« Comme le primat était un homme trop faible pour rien faire de lui-même, et qu’on se figurait que le marquis de Paulmy[2] parlerait avec arrogance, on lui avait conseillé de lui répondre avec une égale hauteur. Paulmy vint et s’exprima avec toute la convenance possible. Le primat ne s’en apercevant pas, ou ne s’y étant pas attendu, fit la réponse qu’il avait préparée : Si vous ne reconnaissez pas la république ici, vous n’avez qu’à la chercher ailleurs. L’ambassadeur fut fort surpris de la réplique, et le palatin de Russie, qui était présent, témoin de la sottise du primat, et voulant lui donner l’occasion de la réparer, s’empressa de dire : J’espère que quand le roi de France sera mieux informé, il changera sa façon de penser. L’autre continua sur le même ton : Si vous ne reconnaissez pas la république ici, cherchez-la ailleurs. Le marquis, piqué au vif de cette persistante inconvenance, répondit : Oui, le roi mon maître est très bien informé de tout ce qui se passe ici, et il sait entre les mains de qui est la république. Le primat ne s’arrêta pas en si beau chemin : Si vous ne la reconnaissez pas, nous ne vous reconnaissons pas non plus comme ambassadeur; vous et tous les ministres de France n’avez qu’à partir. Et il ajouta : Adieu, monsieur le marquis. L’autre répondit en sortant : Adieu, monsieur l’archevêque. Il partit sans recevoir les honneurs dus à un ambassadeur. Cette singulière scène amena une lettre très vive de la cour de France, et le primat fut obligé d’envoyer un ministre à Versailles avec une lettre d’excuse.

« Le prince Repnin, ambassadeur de Russie, joue à Varsovie un plus grand rôle que le roi. J’ai eu la chance de me trouver presque tous les jours avec

  1. Assemblées des provinces qui nommaient les nonces ou députés à la diète.
  2. Antoine René de Voyer d’Argenson, marquis de Paulmy, fils du marquis d’Argenson, ministre des affaires étrangères, ministre de la guerre lui-même en 1757 après l’exil de son oncle le comte d’Argenson, puis remercié en 1758 et nommé en 1762 ambassadeur en Pologne. Cette anecdote est racontée à peu près de même dans l’Histoire de la Diplomatie française, par M. de Flassan, t. VI, p. 522.