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dans notre Occident, dans la vieille ville active et commerçante de Francfort, a eu la fantaisie de renouveler le nirvana bouddhique; écoutez-le parler de Hegel et des philosophes de son école. « Le panthéisme, dit-il, est tombé si bas et a conduit à de telles platitudes, qu’on est arrivé à l’exploiter pour en faire un moyen de vivre, soi et sa famille. La principale cause de cet extrême aplatissement a été Hegel, tête médiocre, qui, par tous les moyens connus, a voulu se faire passer pour un grand philosophe, et est arrivé à se poser en idole devant quelques très jeunes gens d’abord subornés, et maintenant à jamais bornés. De tels attentats contre l’esprit humain ne restent pas impunis. » Le même philosophe appelle Fichte, Schelling et Hegel les trois sophistes, et il résume ainsi la recette de ces philosophes et de leurs disciples : « Diluez un minimum de pensée dans cinq cents pages de phraséologie nauséabonde, et fiez-vous pour le reste à la patience vraiment allemande du lecteur. » Ainsi parle Schopenhauer, l’un des philosophes les plus goûtés en Allemagne depuis dix ans.

Écoutez maintenant M. Büchner, l’auteur du livre Force et Matière (Kraft und Stoff), et l’un des adeptes les plus décidés et les plus populaires de l’école matérialiste. « Nous écarterons, dit-il, tout le verbiage philosophique par lequel brille la philosophie théorétique, notamment la philosophie allemande, qui inspire un juste dégoût aux hommes lettrés et illettrés. Les temps sont passés où le verbiage savant, le charlatanisme philosophique ou le batelage intellectuel étaient en vogue. » Le même écrivain parle avec le plus profond mépris de la « prétendue nouveauté » de la philosophie allemande. «Nos philosophes modernes, dit-il, aiment à nous réchauffer de vieux légumes en leur donnant des noms nouveaux pour nous les servir comme la dernière invention de la cuisine philosophique. » On le voit par ces grossières paroles, c’est partout le sort de ceux qui ont un instant régné d’être à leur tour méprisés et insultés; on voit que les maîtres panthéistes et idéalistes ne sont pas aujourd’hui plus respectés en Allemagne que les maîtres spiritualistes ne le sont en France.

Mais comment comprendre maintenant qu’en Allemagne, dans ce pays de la spéculation pure, de la pensée abstraite, et où les universités semblaient être jusqu’ici à la tête de tout mouvement scientifique, comment comprendre que l’on en soit venu à parler dans ces termes de ces grands philosophes, si idolâtrés naguère, et de l’enseignement universitaire, toujours si respecté? Ce n’est pas là un des symptômes les moins curieux de la tendance philosophique de notre temps. Il faut remonter plus haut.