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teur Strauss, s’efforça surtout de s’expliquer sur la personnalité divine et sur l’immortalité de l’âme. Elle établit ces deux points de doctrine, devenus célèbres en Allemagne, que Dieu n’est personnel qu’en l’homme, et que l’âme n’est immortelle qu’en Dieu, ce qui revient à dire que Dieu n’est pas personnel, et que l’âme n’est pas immortelle. Cependant cette partie de l’école restait encore fidèle à l’esprit hégélien en distinguant l’idée et la nature, la logique et la physique, l’esprit et la matière. L’extrême gauche hégélienne s’attaquait à toutes ces distinctions scolastiques. — A quoi bon, disait-elle, cette logique de Hegel, qui ne fait qu’exprimer une première fois, sous une forme abstraite, ce que la nature réalise sous une forme concrète? Pourquoi distinguer l’idée et la nature? L’idée, c’est la nature même. — Une fois sur cette pente, rien n’empêchait plus les néo-hégéliens de revenir purement et simplement aux doctrines matérialistes et athées du XVIIIe siècle. C’est ce que fit l’extrême gauche hégélienne dans les écrits de MM. Feuerbach, Bruno Bauer, Max Stirner, Arnold Ruge[1]. Encore le premier conservait-il une sorte de religion analogue à celle de l’école positiviste, la religion de l’humanité. « L’homme seul, disait-il, est le Sauveur véritable ! L’homme seul est notre Dieu, notre juge, notre rédempteur! » Mais les disciples allaient plus loin, et ne voulaient pas même de ce dieu-humanité, et de ce culte qu’ils appelaient anthropolâtrie. M. Max Stirner combattait l’humanité de Feuerbach comme une dernière superstition, et il prêchait l’autolâtrie, le culte de soi-même : « Chacun est à soi-même son Dieu, » disait-il, quisquis sibi Deus. « Chacun a droit à tout, » cuique omnia. Un autre disciple de la même école, M. Arnold Ruge, fondateur des Annales de Halle, journal de la secte, disait que « l’athéisme est encore un système religieux : l’athée n’est pas plus libre qu’un juif qui mange du jambon. Il ne faut pas lutter contre la religion, il faut l’oublier. » Pour se faire une idée de cette sorte de rage anti-religieuse qui animait les néo-hégéliens, il faudrait relire quelques-uns des athées de notre XVIIIe siècle, un Naigeon, un Lalande, un Sylvain Maréchal.

On comprend que ce fanatisme d’impiété, dans un pays qui est encore profondément religieux, dut jeter un grand discrédit sur la philosophie et sur ses interprètes. En Allemagne, on aime la liberté de penser, mais on respecte les choses saintes. Il est permis d’y tout dire, pourvu que ce soit en formules hiéroglyphiques inaccessibles à la foule; mais précisément la jeune école hégélienne était lasse de ces formules, elle voulait parler franc et haut, appeler les

  1. M. Saint-René Taillandier est le premier qui ait fait connaître en France cette curieuse déviation de l’hégélianisme. Voyez la Revue du 15 juillet 1847.