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soit de telle nature qu’elle ne puisse exister sans sensations, sans images et sans signes (il n’est pas démontré qu’il ne puisse pas y avoir d’autre pensée que celle-là) ; supposez, dis-je, que telle soit la condition de la pensée humaine : ne comprend-on pas qu’il faudrait alors un système nerveux pour rendre la sensation possible, et un centre nerveux pour rendre possibles la concentration des sensations, la formation des images et des signes? Le cerveau serait dans cette hypothèse l’organe de l’imagination et du langage, sans lesquels il n’y aurait point de pensée pour l’esprit humain. Il résulterait de là que, de même qu’un aveugle privé de la vue manque d’une source de sensations, et par conséquent d’une source d’idées, de même l’esprit auquel manquerait une certaine partie du cerveau, ou qui serait atteint dans les conditions cérébrales nécessaires à la formation des images et des signes, deviendrait incapable de penser, puisque la pensée pure, sans liaison aucune avec le sensible, paraît impossible dans les conditions actuelles de notre existence finie. On voit que les relations du cerveau avec la pensée se conçoivent aussi bien dans l’hypothèse spiritualiste que dans l’hypothèse contraire, et même les difficultés que présente celle-ci disparaîtraient dans celle-là. Par exemple, d’où viendrait la différence de l’homme et de l’animal? Elle aurait sa cause non plus dans la différence des cerveaux, mais dans la différence de la force interne, de la force pensante, qui dans l’animal ne saurait combiner qu’un petit nombre d’images, et qui ne saurait transformer les signes naturels en signes artificiels. Les conditions physiques de la pensée seraient identiques dans l’un et l’autre cas; les conditions tout immatérielles de la force pensante seraient seules modifiées. Il en serait de même dans les cas de folie qui pourraient avoir pour cause tantôt des altérations organiques qui atteindraient l’organe de l’imagination et des signes, tantôt des altérations toutes morales qui mettraient l’âme hors d’état de gouverner ses sensations, de combiner les images et les signes, qui la feraient passer de l’état actif à l’état passif. Si l’on admet avec certains physiologistes un dynamisme cérébral, et si l’on explique la folie ou l’imbécillité par des variations d’intensité dans les forces cérébrales, pourquoi n’admettrai-je pas un dynamisme intellectuel et moral résidant dans une substance élémentaire et indivisible, et qui est susceptible également de certaines variations d’intensité, dont la cause est tantôt en elle et tantôt hors d’elle? Ce n’est donc qu’en se plaçant à un point de vue tout superficiel, et pour n’avoir pas suffisamment examiné tous les aspects de la question, que le matérialisme a cru pouvoir s’autoriser de ce fait, que le cerveau est indispensable à la production de la pensée, pour en conclure que le cerveau est le sujet même de la pensée.