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une tenue irréprochable ; on ne pouvait en dire autant de la plupart des mulâtres et des noirs libres. Derrière les rangs se trouvait une troupe de nègres que je pris d’abord pour de simples spectateurs. Je vis bientôt que leur présence s’expliquait par d’autres motifs. Dès que le signal de rompre les rangs eut été donné, chacun de ces ilotes s’approcha de son maître en uniforme, qui lui passa aussitôt fusil, sabre, giberne, shako, etc. Nombre de mulâtres et de noirs ôtèrent même leur chaussure. Ceux qui n’avaient pas d’esclaves priaient leurs amis plus fortunés de leur prêter les épaules de leur nègre, et le pauvre Africain pliait bientôt sous le poids d’une demi-douzaine de fournimens. Quant aux braves défenseurs de la nation, ainsi allégés, ils allèrent se refaire de leurs fatigues dans les vendas voisines en se racontant les exploits de la matinée, et s’interrompant de temps à autre pour hurler quelque chant patriotique.

Le Brésilien n’est pas né soldat. On ne peut dire cependant que les élémens militaires manquent dans cet immense empire : loin de là. Si vous continuez à pousser vers le sud, vous rencontrez bientôt ces vigoureuses natures de Saint-Paul, de Sainte-Catherine et de Rio-Grande-do-Sul, qui rivalisent avec les terribles gauchos de la Bande orientale, et qu’on peut appeler les premiers cavaliers du monde. C’est à cette rude école que Garibaldi a commencé sa carrière. J’ai vu une lettre du célèbre général, adressée à un de ses anciens compagnons d’armes, dans laquelle il se plaignait de n’avoir pas eu à sa disposition un escadron de ces centaures du désert pour briser les carres autrichiens.

On ne séjourne pas longtemps à Rio sans être conduit à s’interroger sur l’avenir politique et social de l’empire, dont cette grande cité est appelée à diriger la civilisation. Dom Pedro Ier a donné au Brésil une constitution fortement marquée de l’esprit moderne, et qui assurerait la prospérité de l’empire si l’on pouvait compter sur l’énergie des hommes chargés d’appliquer la loi. Malheureusement, dans un empire aussi vaste, sans routes, et couvert de forêts impénétrables, la répression devient le plus souvent impossible. D’un autre côté, au milieu d’un amalgame de races si diverses, on ne peut guère espérer des habitudes sociales bien régulières. Les villes de la côte, journellement vivifiées par le contact européen, offrent encore les apparences de notre civilisation. Un œil attentif peut néanmoins saisir à travers ces dehors les indices d’une dépravation profonde. Le relâchement des mœurs paraît d’ailleurs chose si naturelle dans le pays que les créoles eux-mêmes le confessent en le rejetant sur les exigences du climat. Les voyageurs répètent cette excuse, et aujourd’hui, aux yeux des honnêtes gens, c’est le soleil