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Était-il donc impossible de conserver ces objets, dont la plupart feraient aujourd’hui l’ornement de nos musées? On l’essaya peut- être, car à cette époque Louis XIV diminua le nombre des chevaux de la grande et petite écurie, et Dangeau estimait que ce retranchement s’élèverait à 160,000 écus; mais il constate aussi bien souvent que le roi jouoit fort gros jeu. « Le roi, écrit-il le 11 janvier 1690, avoit dit que ce voyage-ci il ne vouloit mener à Marly que des joueurs. » Or l’anecdote suivante fait connaître jusqu’où allait le jeu de la cour. Le comte de Rebenac écrivait en 1679 au marquis de Feuquières : « Le jeu de Mme de Montespan est monté à un tel excès que les pertes de 160,000 écus sont communes. Le jour de Noël, elle perdoit 700,000 écus; elle joua sur trois cartes 150,000 pistoles (la pistole valait alors 12 livres) et les gagna, et à ce jeu-là[1] on peut perdre ou gagner cinquante ou soixante fois en un quart d’heure[2]. » Et non-seulement le roi, suivant la remarque de Dangeau, jouait fort gros jeu, mais le dauphin portait à cet amusement la même passion violente qu’à la chasse. L’interdiction absolue du lansquenet à la cour pendant quelques années n’aurait-elle pas rapporté autant à Louis XIV que le sacrifice des magnifiques pièces d’argenterie dont nous ne possédons plus, hélas! que l’aride inventaire ?

Après le roi, les particuliers durent s’exécuter. Ils auraient bien voulu s’en dispenser; mais Louis XIV s’était prononcé. « Mme de Chaulnes, écrit Mme de Sévigné, a envoyé à la Monnoie sa table avec deux guéridons et sa belle table de vermeil. » D’après Voltaire, les meubles des particuliers fournirent pour 3 millions d’espèces. Peu de temps après, la mesure fut étendue à l’argenterie des églises. Dans un rapport du mois de février 1690 dont le texte a été conservé, le secrétaire d’état de la guerre exposa au roi la nécessité de faire fondre le superflu de cette argenterie. « Votre majesté, disait Louvois, a si bien marqué, par ce qu’elle a fait concernant l’argenterie de ses appartemens, combien elle connoît l’importance de multiplier les espèces dans son royaume, que l’on croit inutile de lui en parler ici. On a cru lui devoir seulement faire observer qu’il y a dans les églises une infinité d’argenterie au-delà de celle qui est nécessaire pour la décence du service divin, laquelle, étant por-

  1. Les jeux les plus à la mode étaient à cette époque le lansquenet et les portiques. On connaît le premier. Le Dictionnaire de l’Académie de 1694 définit ainsi le second : « Jeu où l’on faisoit tourner une boule autour d’un portique dans lequel elle entroit pour s’arrêter ensuite sur un chiffre qui décidoit du gain ou de la perte. »
  2. Lettres inédites des Feuquières, t. IV, p. 276.