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n’ont admis ni Plutarque ni complètement Appien. Les Gracques furent vaincus, ce qui est toujours une preuve qu’on a été coupable aux yeux de la partie aveugle de la postérité. Les annalistes et les auteurs de mémoires où puisèrent les historiens étaient presque tous des patriciens. Les principaux écrivains romains appartenaient au parti qui triompha par la mort des Gracques. Tite-Live prend toujours en main la cause du patriciat par un reste de républicanisme qui, sous Auguste, le destructeur de la république, le niveleur par le despotisme, lui fait honneur. Cicéron, homme nouveau, parvenu par le talent, et dont l’ambition était de représenter et de conduire l’aristocratie, n’a garde d’en combattre les préjugés. Celui qui était si glorieux, et avec raison, d’avoir sauvé l’état par un coup dont la légalité lui était contestée se croyait obligé de défendre les répressions qui ressemblaient en apparence à la sienne. Il ne trouve d’indulgence pour les Gracques que lorsque, combattant une loi agraire proposée par le tribun Rullus, il tient à ménager César, qui en est un des principaux auteurs, et dont Rullus est l’instrument. Sous l’empire, toute lutte contre l’autorité fut regardée comme un crime. La rhétorique, docile de sa nature, amplifia complaisamment le thème de la servitude, et c’est ainsi que s’est transmis de siècle en siècle une fausse vue de l’histoire des Gracques, contre laquelle Niebuhr, qui n’était point révolutionnaire, a eu la gloire de protester. Pour moi, venu après lui sur le Capitole et sur l’Aventin, j’y ai trouvé le souvenir pathétique de son récit de la mort des Gracques, que je lui ai entendu faire autrefois dans ses cours à Bonn, et qui, trente ans après, m’est encore présent à Rome.

Il y avait à Rome, dans le portique de Métellus, qui devint le portique d’Octavie, une statue avec cette inscription : « A Cornélie, mère des Gracques. » La vertueuse sœur d’Auguste fut digne d’abriter sous le portique qui avait reçu son nom la vertueuse mère des Gracques. La fille des Scipions était représentée assise, sans doute dans cette noble et calme attitude qu’on a donnée depuis aux Agrippines, dont la première n’eut pas une âme moins forte et moins fière que la sienne. Je voudrais que cette statue existât encore, pour chercher dans ses traits, la clé de cette . grande âme, où durent se passer bien des luttes entre les opinions de la fille des Scipions et les sentimens de la mère des Gracques.

Dès leur enfance, elle éleva ses deux fils, qu’elle nommait ses joyaux, pour de grandes choses. « M’appellera-t-on toujours, disait-elle, la fille des Scipions? Ne m’appellera-t-on jamais la mère des Gracques?» Après la mort de Tiberius, elle. voulut détourner son frère Caïus de la même entreprise. Ce n’était pas la douleur de la perte d’un fils ou la crainte d’en perdre un autre qui pouvait faire