Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 47.djvu/115

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

anciennes. Ainsi la difficulté pour les derniers venus n’était pas de saisir dans le mobile phénomène son élément psychologique, mais de faire à cet élément la part qui lui revient. C’est à quoi se sont appliqués des esprits curieux et même de vigoureux génies qui n’ont pas jugé la question du rire indigne de leurs réflexions. Parmi les premiers, la plupart, malgré certaines différences, semblent s’accorder à définir le sentiment du rire : le plaisir momentané que nous fait éprouver la perception d’un rapport d’opposition entre ce qui est et ce qui doit être. Nous voyons dans cette définition la sensibilité figurer sous la forme du plaisir, et l’intelligence sous la forme de la perception d’un rapport. C’est déjà quelque chose. L’illustre auteur de la Critique de la Raison pure, et de la Critique du Jugement, Kant, après avoir analysé le beau, le sublime et leurs effets sur l’âme, n’a pas trouvé au-dessous de lui de rechercher quelle est l’essence psychologique du rire. Dans les deux ou trois pages qu’il y a consacrées, reparaît la conception de l’absurde, si souvent invoquée et encore contestée ; mais Kant y ajoute, comme élément intérieur, une affection de la sensibilité, et essaie d’expliquer l’espèce de satisfaction particulière qui accompagne le rire. Nous ne croyons pas possible d’accorder à ce puissant observateur que le rire soit « une affection qu’on éprouve quand une grande attente se trouve tout à coup anéantie[1]. » Cent fois pour une, nous rions sans rien attendre, et sans que notre attente se réduise à néant. Mais il y a dans l’analyse rapide de Kant une ligne qui enveloppe le germe, plus tard développé par d’autres, de ce que nous oserons nommer la métaphysique du rire : cette ligne indique brièvement que la jouissance du rire tient à ce que le jeu des représentations apportées à l’esprit par l’objet risible « produit un équilibre des forces vitales. » En effet, nous montrerons tout à l’heure comment le rire met en jeu subitement, vivement et facilement, car il exclut tout effort, les énergies diverses de notre vie physique, sensible et intellectuelle.

On peut défier le lecteur étranger aux spéculations d’outre-Rhin de deviner ce que cette question du rire, si épineuse, mais si intéressante et qui réclame tant de clarté, est devenue entre les mains des philosophes et des esthéticiens de l’Allemagne. Loin de nous la pensée de traiter avec dédain des hommes qui ont imprimé à l’intelligence humaine l’un de ses plus amples mouvemens. Néanmoins la justice n’est pas l’aveuglement, et il faudrait être aveugle pour ne pas apercevoir les nuages que l’imagination germanique s’est complu à épaissir autour du phénomène dont il s’agit ici. Le grand et habile organisateur de l’esthétique allemande, Hegel, sans être

  1. Voyez la traduction de la Critique du Jugement, par M. J. Barni.