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quent si bien de l’amour jusqu’au moment où elles y cèdent et en souffrent. Molière n’avait pas, comme Aristophane, le chœur antique des Nuées ou des Oiseaux à qui prêter le langage de la sagesse, ou les accens d’une brillante poésie lyrique ; il n’avait pas non plus ces personnages humoristiques, nombreux dans les comédies de Shakspeare, mais dont la raison trop fantasque n’eût pas été goûtée de notre esprit gaulois. En revanche, il avait ce bon sens vigoureux, robuste et infaillible qui, sous diverses figures, donne chez lui la réplique à la sottise, et de temps en temps la réduit au silence. D’ailleurs ses personnages déraisonnables ne sont pas toujours risibles, témoin Tartufe, dont le caractère odieux tournerait au tragique, si Molière ne l’arrêtait un peu brusquement en chemin ; témoin le misanthrope, dont on ne sourit qu’à peine de peur que la raillerie destinée à l’homme bizarre et insociable n’atteigne en même temps l’âme honnête et pure qui inspire la sympathie et presque le respect. N’est-il pas très remarquable que les deux chefs-d’œuvre de Molière soient précisément celles de toutes ses pièces où le comique a le moins de saillie et d’où le risible est presque absent ? Regnard serait plus près de Molière, son maître et son modèle, si sa gaîté consentait parfois à s’interrompre, et si son rire à outrance n’excluait pas toute pitié. Un autre comique de sa trempe, un autre rieur de bonne race, Beaumarchais, s’est montré plus habile et poète à un plus haut degré, lorsqu’à tous les fous de sa Folle Journée il a opposé la figure noble, triste et sympathique de la comtesse Almaviva.

Si la comédie, qui a pour substance le comique accumulé et concentré, s’abstient cependant de l’employer sans mesure, et ne produit des chefs-d’œuvre qu’au prix de cette sobriété, parce que la vie, dont elle est l’expression épurée, n’est jamais exclusivement comique, même alors qu’elle l’est le plus, à plus forte raison les genres littéraires que les exigences dramatiques ne dominent pas doivent-ils épargner au lecteur l’aspect trop fréquent du ridicule et la secousse trop répétée du rire. Plus l’œuvre est longue, plus cet abus serait insupportable. Pour ne parler que du roman, qui est devenu le délassement nécessaire de notre siècle affairé et enfiévré, le jour où la plaisanterie l’envahira, sa décadence sera prochaine. Cinq cents pages de scènes ridicules, de caractères risibles, de bons mots et de saillies, c’est infiniment plus que les forces humaines ne peuvent porter. Et pourtant cela s’est vu peut-être il n’y a pas longtemps. Qu’on n’objecte pas l’exemple de Rabelais, ni celui de Voltaire. Rabelais est un pamphlétaire de génie qui attaque une société tout entière, et qui, pour mener à fin cette guerre contre des abus crians et tenaces, a besoin de se couvrir des formes comiques