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autre prix et suppose d’autres puissances. Les grands comiques ont de fermes convictions. C’est parce qu’ils croient fortement au vrai, au juste, au beau, que la violation de ces lois intelligibles leur est comme une injure personnelle. C’est parce qu’ils aiment l’ordre moral plus qu’eux-mêmes qu’ils en poursuivent et punissent la négation, même partielle, comme une atteinte à la raison, qu’ils la couvrent de ridicule, et qu’ils réussissent à la faire siffler. Imaginez un homme de génie qui ne croie à rien, et tâchez de concevoir comment cette intelligence que rien n’attache, que rien ne transporte, que rien n’indigne, pourrait devenir un grand poète comique. De quoi donc rire et de quoi faire rire, quand on estime tout à l’égal de rien ? De même le comique n’est bien saisi et goûté que par des spectateurs qui pensent quelque chose, et par exemple autre chose qu’Harpagon, Tartufe, Arnolphe et leurs pareils. Il faut que leur esprit ferme et sain vibre au contact du ridicule comme la corde bien tendue d’un instrument vibre et résonne quand elle est mordue par l’archet. Cependant, toutes ces conditions fussent-elles remplies de part et d’autre, deux choses seraient encore nécessaires pour susciter ou ramener dans une société la grande comédie : le génie, qui vient de Dieu, et la liberté, sans laquelle le vol captif et abaissé du génie ne fait plus que raser la terre.

Les considérations auxquelles le sujet de cette étude nous a naturellement conduit témoignent que la question du rire n’est ni frivole, ni rebattue, ni oiseuse. Il n’y manque aucun des caractères propres aux questions philosophiques, et parmi celles-ci, aux questions esthétiques. Ce problème a attiré l’attention des plus grands penseurs. La solution n’en peut être trouvée, même incomplètement, que par ceux qui appliquent l’observation scientifique à la nature de l’âme humaine, et jusqu’à un certain point à la constitution de notre corps, ainsi qu’aux rapports qui unissent l’organisme au principe pensant. Il faut même, si l’on veut traiter le problème dans toute son étendue, poursuivre dans les arts les diverses expressions du phénomène du rire. Il a peut-être suffi de discuter un ouvrage touchant à un ordre de questions si délicates pour montrer que ces recherches attrayantes et utiles auraient pour résultat, si elles étaient poursuivies, d’élargir à la fois les sources de la psychologie et celles de la critique d’art.

Charles Lévêque.