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quinze heures dans les rues de Yédo sans que rien de fâcheux nous fût arriva.

Nos excursions n’étaient pas toujours aussi prolongées ; elles duraient d’ordinaire trois ou quatre heures. On se réunissait ensuite, soit à Toden-si, soit chez le ministre français ou américain[1]. On se communiquait les observations faites dans l’excursion du jour, on discutait des projets de promenade pour le lendemain, on préparait son courrier pour l’Europe, ou bien on lisait les lettres et journaux qu’avait apportés le bateau de Shang-haï. Souvent il fallait se rendre en audience auprès d’un des membres du gorodjo (conseil des cinq), ou recevoir la visite officielle d’un gouverneur des affaires étrangères. Le temps était donc assez bien rempli, et les membres des diverses légations échappaient ainsi aux ennuis de l’isolement. L’assassinat de M. Hleusken vint changer la situation. Après cet événement, le ministre des États-Unis resta seul à Yédo ; les ministres français et anglais partirent pour Yokohama. Ils revinrent, il est vrai, plus tard dans la capitale du taïkoun ; mais la surveillance sévère qui s’exerçait autour d’eux leur fut insupportable, et, deux tentatives d’assassinat sur le représentant de la Grande-Bretagne ayant causé la mort de deux sujets anglais et prouvé trop évidemment l’existence de dangers sérieux, MM. Alcock et du Chesne de Bellecourt décidèrent qu’ils retourneraient temporairement à Yokohama. Le ministre des États-Unis lui-même, M. Pryne, malgré le dessein bien arrêté de maintenir son droit de résidence à Yédo, se vit enfin obligé de quitter cette ville, sa demeure étant devenue la proie des flammes, et les gouverneurs de Yédo l’ayant supplié de partir, parce qu’ils craignaient de ne pouvoir le protéger à l’avenir contre la haine de ses ennemis.

La ruse, le crime, les complications politiques amenées au Japon par l’arrivée des Européens, ont ainsi chassé les hôtes étrangers de la capitale du taïkoun, qui, après une lutte de plus de trois années, se trouve rendue tout entière à ses anciens possesseurs ; mais, on ne peut en douter, nos représentans retourneront tôt ou tard à Yédo. L’Occident est trop puissant, trop supérieur à l’Orient, pour qu’il ne lui soit pas facile de donner à sa volonté la force d’une loi ; il a décidé, en imposant son amitié au Japon, que cet empire sortira de l’état d’isolement où il a vécu pendant des siècles, qu’il s’unira aux autres nations civilisées du globe, et qu’à cet effet il souffrira dans sa capitale la présence des représentans des puissances occidentales.


RODOLPHE LINDAU.

  1. Alors comme aujourd’hui, le représentant des Pays-Bas résidait ordinairement à Décima, celui de la Russie à Hokodadé, et le Portugal n’avait qu’un consul, habitant Yokohama. La Prusse, qui venait de conclure un traité avec le Japon, ne l’avait pas encore fait ratifier lorsque je quittai Yédo pour la dernière fois.