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mot), l’éclat extérieur des situations, l’inquiètent bien plus que tous les écrivains de l’âge antérieur. Il s’écriera avec dégoût, en songeant au nombre et aux redites fastidieuses des pièces jetées dans le moule classique : « La foule de nos faibles tragédies effraie. Il y en a près de cent volumes : c’est un magasin d’énorme ennui. » Une autre fois il répétera, avec Saint-Évremond, « que nos pièces ne font pas une impression assez forte, que ce qui doit former la pitié fait tout au plus de la tendresse, que l’émotion tient lieu du sentiment, l’étonnement de l’horreur, qu’il manque à nos sentimens quelque chose d’assez profond, » et il ajoutera : « Il faut avouer que Saint-Évremond a mis le doigt dans la plaie secrète du théâtre français. »

Par une coïncidence bizarre, ce fut Ducis qui remplaça Voltaire à l’Academie, et qui se chargea d’étudier comme lui, et après lui, le théâtre anglais. Quel traducteur, quel interprète de Shakspeare que ce doux et honnête Ducis! Il supprime les plus suaves accens d’Ophélie, les plus beaux accens et la mort d’Hamlet dans Hamlet ; il travestit Desdémone en Hédelmone, et met la romance du Saule en douze couplets, afin de charmer les «femmes tendres et mélancoliques, qui trouveront du plaisir à la chanter dans la solitude. » Eh bien! Ducis, tout pesant, tout ridicule même qu’il est, n’en reste pas moins le frère aîné de nos romantiques. Tandis que les tragédies politiques de la révolution et les comédies innocentes de Collin-d’Harleville s’agitaient en sens inverse, Ducis annonçait le drame romantique dans la sphère élevée des lettres au moment même où Guilbert de Pixérécourt inaugurait sur de plus humbles scènes le règne populaire du mélodrame. La comédie sarcastique de Beaumarchais demeura une explosion isolée du génie satirique de la France dans la comédie. Bientôt le romantisme prétendit s’abreuver largement aux sources étrangères et importer chez nous toutes les libertés et toutes les beautés de Shakspeare (s’empare-t-on du génie?). Il eut des allures aristocratiques, dédaigneuses, et ne refoula bien loin tous les rois, tous les princes et les héros de Rome et de la Grèce, que pour courir sus au public avec des chevaliers et des rois féodaux fort empêchés dans leurs armures de carton. Une réaction inévitable tua net ce théâtre factice, qui n’eut pas le temps de se métamorphoser de lui-même en un théâtre naturel, où la fantaisie et la poésie eussent conservé le droit d’intervenir comme une ressource rare et précieuse, et non comme un cauchemar lyrique. Reconnaissons que, soit admiration pour Shakspeare, soit amour sincère pour la libre verve du XVIe siècle, dont on abordait l’étude, nos romantiques s’abstinrent, en leurs violences, de proscrire le comique, l’élément bouffon, honni par les novateurs du XVIIIe siècle, qui avaient la manie de tourner tout en pleurs, en exclamations, en apostrophes et en protestations dans le goût de Jean-Jacques. Le réalisme, caché dans certains recoins du théâtre, guettait l’heure propice pour se produire au grand jour. Pendant que le drame se démenait avec bruit, le vaudeville indifférent, leste et vif de M. Scribe amusait le public et le délassait des luttes engagées ailleurs. Or ce théâtre si gai, si inoffensif et si frivole