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diocrement, et ils avouent leur impuissance. Un seul homme pouvait accomplir le miracle : on avait de la répugnance à l’employer; force fut de s’y résigner. Julien Ouvrard est invité à une soirée de la Malmaison; il s’y rend avec Vanlerberghe, le grand munitionnaire des armées. L’entente est bientôt établie. Ouvrard se fait fort de conjurer la crise : il ne demande qu’une commission de 2 pour 100 sur le montant des achats qu’il va faire, et l’assurance que les fonds seront faits à l’échéance pour l’acquittement des traites qu’il va accepter. Quoi de plus juste? En moins de trois semaines, des quantités considérables de grains furent amassées : le calme rentra dans les esprits. Il est permis de croire, tant le succès fut prompt, que le plus grand mal était une panique créée par quelque maladresse administrative.

Vint le redoutable quart d’heure. « Dès la première échéance, c’est Ouvrard qui parle[1], le ministre du trésor, M. Barbé-Marbois, déclara, sans doute à regret, qu’il n’avait pas d’argent. Toutes nos réclamations, toutes nos instances furent vaines pendant dix-huit mois. » Le chef de l’état avait en tête de si grands desseins, qu’il lui était bien permis d’oublier par instans ses créanciers. Il préparait la descente en Angleterre! Les approvisionnemens de la marine pour cette expédition exigeaient un homme habile. On se souvint d’Ouvrard. Celui-ci, que toutes les grandes affaires fascinaient, accepta l’offre bravement. Au mois d’avril 1803, le nouveau compte réuni à l’ancien composait un total de 77,845,000 francs. Cette modeste facture fut présentée au premier consul qui se contenta de dire : « Ouvrard doit commencer à être embarrassé. » On l’aurait été à moins! Il est vrai qu’avec un financier comme Ouvrard les comptes étaient assez difficiles à débrouiller. Dans cette somme de 78 millions, les déboursés effectifs pour achats de marchandises ne représentaient pas la moitié : les frais accessoires d’escomptes, de renouvellemens, portés à des taux usuraires, en raison du discrédit des finances publiques, s’élevaient à 43,296,000 francs. Ouvrard, dont la signature était engagée, dut payer provisoirement. « C’est là qu’ont passé, dit-il, mes terres de Preuilly, d’Azai, avec une forêt de 7,000 arpens, les domaines de Châteauneuf, Saint-Gratien, Saint-Brice, Luciennes, ma moitié de quatre-vingt-quatre fermes réunies devant la ville de Cologne, louées plus de 600,000 francs par an, cinq maisons rue de la Chaussée-d’Antin et de Provence, une maison place Vendôme, l’hôtel de Montesson, etc. » Cette énumération mélancolique est touchante, mais il faut reconnaître qu’Ouvrard, âgé alors de trente-trois ans, n’avait pas mal employé son temps.

  1. Mémoires, tome Ier.