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lui souffle au visage, ainsi, dit Almansor, nous nous jetions sur le sol en pleurant, de peur que le souffle empoisonné des nouvelles sinistres ne nous donnât la mort. »

Nouvelles meurtrières en effet, si l’on songe que les musulmans de Henri Heine joignent à la foi de l’homme d’Orient la tendresse du chrétien et la fierté de l’Espagnol ! Le plus douloureux de ces messages fut celui qui concernait le bon Aly. Le bon Aly était le vieil ami d’Abdullah. Pour attacher à cette amitié une bénédiction sainte, Aly et Abdullah s’étaient promis d’unir leurs enfans et de ne former qu’une famille. Almansor, fils d’Abdullah, avait été fiancé dès l’enfance à Zuleima, fille d’Aly. Un jour, aux heures sombres qui suivirent la chute de Grenade, pendant qu’Abdullah pleurait encore, la barbe et les cheveux souillés de cendres, pendant que la famille en deuil emplissait encore le château de ses lamentations, Abdullah fut informé que le bon Aly venait de se faire chrétien.


« À cette nouvelle, pas une larme ne tomba des yeux de mon père, pas une plainte ne s’échappa de ses lèvres, il n’arracha pas un cheveu de sa tête grise ; seulement les muscles de son visage s’agitaient en mouvemens convulsifs, ses traits étaient méconnaissables, et du fond de sa poitrine déchirée sortit un éclat de rire aigu. Comme je m’approchais en pleurant doucement, le pauvre père fut saisi d’une folie furieuse. Il tira son poignard, m’appela « engeance de serpent, » et déjà il allait me percer le cœur, quand tout à coup une sorte de souffrance douce sembla se peindre sur ses lèvres. « Enfant, me dit-il, ce n’est pas à toi d’expier la faute. » Et d’un pas chancelant il gagna sa chambre silencieuse. Il y resta muet, sans manger et sans boire, pendant trois jours entiers. Quand il en sortit, ce n’était plus le même homme. Il était calme ; il ordonna aux valets de charger tous ses biens sur des mules et sur des chariots, il ordonna aux femmes de nous pourvoir de pain et de vin pour un long voyage. Lorsque tout fut prêt, il prit dans ses bras et porta lui-même le plus précieux de ses joyaux, le rouleau où sont inscrites les lois de Mahomet, l’antique et sacré parchemin que les aïeux avaient apporté en Espagne. Nous quittâmes ainsi les champs du pays natal ; nous partîmes, à demi hésitans, à demi pressés, comme si une voix suave, caressante, et de tendres bras invisibles, nous eussent tirés à reculons, tandis que des hurlemens de loups nous poussaient en avant. Comme le baiser d’une mère à l’heure des adieux suprêmes, nous aspirions délicieusement l’arôme des forêts espagnoles, des bois de myrtes et de citronniers, tandis que les arbres agitaient leur feuillage avec une mélodie plaintive, que la brise se jouait sur nos fronts mélancolique et douce, et que les oiseaux, en signe d’adieu, voltigeaient çà et là, tristes et muets, autour des muets voyageurs. »


Jusqu’ici, Henri Heine a eu raison de dire : « Si le sujet est romantique, plastique est la forme. » Ces deux hommes qui, la nuit, dans un château abandonné, s’entretiennent des malheurs de leur foi et de leur patrie, parlent une langue aussi noble que touchante.