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et appelez-les de saintes cicatrices que vous avez gagnées sur les champs de bataille en combattant pour la bonne cause ; faites sonner haut votre courage, mais par-dessus toute chose frisez-vous souvent la moustache ! »

Ces bouffonneries ont dû paraître fort singulières au public de 1823. Même sur le théâtre où Immermann et après lui Christian Grabbe se livraient à toutes les violences d’une verve barbare, ce langage cynique prêté à un Espagnol du moyen âge devait choquer également les philistins et les artistes. Aujourd’hui nous connaissons Henri Heine ; nous savons que ce dramaturge imprudent est un lyrique fantasque, nous savons que cet humoriste insaisissable est tour à tour plein de grossièretés rabelaisiennes ou de finesses dignes de Goethe ; et sous combien de formes différentes l’avons-nous vu accuser la frivolité de la femme qui préférerait à Roméo lui-même un sot brillamment harnaché ! Nous pouvons donc admettre les épisodes burlesques d’Almansor ; ce sont des renseignemens sur l’auteur. À travers les fautes de l’œuvre, il y a là une colère amoureuse qui ne manque pas d’intérêt.

Cette colère qui éclate en invectives bouffonnes contre le fiancé don Enrique, en invectives douloureuses contre la timide Zuleima, et qui tout à l’heure osera s’attaquer au christianisme lui-même, si le christianisme se dresse comme un obstacle entre l’amant et l’amante, cette colère est l’indice d’un événement qui a dû exercer une influence décisive sur l’imagination de Henri Heine. Cherchez ce qui fait le poète, vous verrez que c’est presque toujours la passion, je veux dire la nature qui souffre, qui saigne, et d’où s’exhale, selon l’expression bizarre de Calderon, la musique du sang. Un jeune homme, un jeune Israélite de Hambourg, aime une jeune fille de sa race ; or il arrive que le père de la belle Juive, par intérêt humain, s’est converti au christianisme, et que la fille, déjà gagnée en secret, a suivi tout naturellement l’exemple de son père ; que fera celui qui l’aimait ? Si c’est un esprit ordinaire, il se convertira aussi avec indifférence, uniquement pour retrouver sa fiancée, ou bien il l’oubliera sans effort. Si c’est une nature délicate et ardente, sa douleur deviendra poésie, il verra là tout un drame, et pour donner un libre cours à sa plainte, il transportera ses sentimens dans une sphère lointaine. Ce ne sera plus un Juif de nos jours, ce sera un musulman espagnol du XVe siècle qui disputera sa fiancée à la religion du Christ ; au lieu des comptoirs de Hambourg, nous aurons devant les yeux des châteaux moresques ; le père de la belle convertie sera un sot emphatique, le chrétien qui doit l’épouser sortira nécessairement du bagne ; en un mot, Henri Heine écrira son drame d’Almansor, et quand il y aura épanché toutes ses rancunes, quand il y aura jeté à pleines mains l’exaltation et l’ironie, il possédera le