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est arrivé : « Almansor n’est plus! » et les yeux de Zuleima se changèrent en deux sources de larmes, deux sources qui coulaient sans bruit et sans fin.

« ALMANSOR — O douces lumières, beaux yeux couleur de violette, vous n’êtes donc toujours restés fidèles, quand l’âme de Zuleima déjà m’avait oublié!

« ZULEIMA. — Les yeux sont les claires fenêtres de l’âme, et les larmes sont le sang incolore de l’âme.

« ALMANSOR. — Ah ! si le sang de l’âme d’Almansor a déjà coulé au tombeau de sa mère, au tombeau de son père, il va se répandre aujourd’hui jusqu’à la dernière goutte sur la tombe où est enseveli l’amour de Zuleima.

«ZULEIMA. — O mauvaises paroles! ô nouvelles plus mauvaises encore! vous pénétrez en mon cœur comme une lame tranchante, et l’âme de Zuleima va perdre aussi tout son sang. (Elle pleure.)

« ALMANSOR. — Oh! ne pleure pas. Comme des gouttes de naphte en feu, ainsi tombent tes larmes sur mon cœur. Mes paroles ne te blesseront plus jamais. Je veux te révérer comme un sanctuaire auprès duquel l’homme qui a du sang à venger brise la pointe acérée de sa lance, auprès duquel la colombe et la gazelle sont à l’abri des flèches cruelles du chasseur, auprès duquel les mains du brigand lui-même, du brigand cupide et féroce, ne se remuent que pour prier humblement. Zuleima, tu es ma kaaba sacrée; c’est toi que je croyais embrasser quand ma lèvre brûlante, à La Mecque, effleura la pierre sainte. Comme elle, tu es douce, mais froide aussi comme elle!

« ZULEIMA. — Si je suis ton sanctuaire, brise la lance acérée de tes paroles, laisse dans le carquois les flèches cruelles qui, fendant les airs, viennent me percer le cœur, et ne joins pas tes mains à la façon de ceux qui prient pour m’enlever plus sûrement ma tranquillité. Il y a déjà bien assez de douleur pour moi dans ces tristes nouvelles : ils sont morts, Abdullah et Fatima! Je les ai aimés tous les deux comme un père et une mère, et tous les deux aussi prenaient plaisir à m’appeler leur fille! Oh! parle, comment est morte Fatima, notre mère?

« ALMANSOR. — Elle était couchée sur son lit de repos, je m’agenouillai à sa gauche et je pleurai en silence; à droite se tenait Abdullah, immobile et muet. Un rameau de paix à la main, l’ange de la mort planait visiblement sur la tête de la mourante. Je voulais l’arracher à l’ange, la mourante chérie, et dans mon angoisse je lui serrais la main avec force; mais comme la poudre légère dans le sablier s’écoule doucement, toujours plus doucement, ainsi s’échappait la vie de la main de ma mère. Je vis un sourire sur ses lèvres, j’entendis un gémissement, et comme je me penchais vers elle, elle soupira ces mots du fond de sa poitrine : « Porte ce baiser à Zuleima ! » À ce nom, Abdullah poussa un cri de douleur, comme une bête fauve frappée à mort. La mère ne prononça plus une seule parole, seulement sa froide main resta dans la mienne comme une promesse.

« ZULEIMA. — O mère! ô Fatima ! jusqu’au sein de la mort tu as aimé ta pauvre enfant!... Mais Abdullah me haïssait encore quand il est descendu dans la sombre demeure.