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mais à l’ambitieux et au parjure pour arracher la liberté à son pays et se lancer avec lui dans les aventures. L’auteur de la révolution de 1772 était un souverain patriote qui, justement alarmé des périls d’une constitution anarchique, témoin impuissant des abus qu’elle couvrait, voyant la liberté de son peuple et la sienne propre opprimées, trouvant partout la trace des intrigues et de l’or de l’étranger, brisait ses entraves d’une main ferme et clémente à la fois. Avant de tomber sous les coups d’un assassin, Gustave devait régner vingt ans, maître chez lui, et sachant se faire respecter de ceux qui, au dedans comme au dehors, avaient cru triompher aisément de son inexpérience et de sa jeunesse.

Tels sont les faits. Voyons comment M. Harris les jugeait à l’époque où ils s’accomplissaient. Le 5 septembre 1772, quinze jours après l’événement, voici ce qu’il écrit a lord Suffolk :


« La révolution qui paraît éclater en Suède préoccupe beaucoup ici. J’avoue à votre seigneurie que je ne puis la considérer que comme s’étant accomplie d’accord avec les cours de Pétersbourg et de Berlin, et sous leur approbation. Le roi de Suède, quelque degré d’assistance pécuniaire qu’il reçoive de la France, ne peut avoir la folie de s’imaginer qu’il pourrait opérer et maintenir chez lui un changement de gouvernement contre le gré de deux si puissans voisins, surtout au moment où la paix est à la veille de se conclure[1], et où la Russie pourra disposer de forces considérables. Le prince Henri[2], dont les voyages n’ont jamais été de pure curiosité, s’est arrêté longtemps en Suède avant de se rendre en Russie. Il a parcouru tout le pays, et je sais qu’il a fait grande violence à son caractère habituel pour se rendre populaire. La reine douairière (de Suède)[3], lors de sa visite ici, a eu de fréquentes conversations politiques avec le roi, et quoique maintenant, dans ses lettres de Stralsund, elle affiche beaucoup de surprise de ce qui s’est passé, je connais cependant quelqu’un à qui elle a fait, il y a plus de deux mois, des insinuations relatives à ces événemens. En un mot, mylord, s’il m’est permis de former des conjectures, je ne regarde pas comme impossible que les deux cours du Nord consentent à mettre aux mains du roi de Suède un pouvoir plus étendu, à la condition toutefois que le reste de la Finlande soit abandonné à la Russie, et la Poméranie suédoise cédée ou vendue au roi de Prusse pour la somme que son père était convenu de la payer[4]. En même temps elles

  1. Entre la Russie et la Turquie.
  2. Frère de Frédéric II.
  3. Sœur de Frédéric II.
  4. La Prusse devait attendre longtemps encore cette acquisition si désirée. Les restes de la Poméranie suédoise et l’île de Rugen furent d’abord cédés au Danemark par la Suède en échange de la Norvège à la paix de Kiel le 14 janvier 1814. Le Danemark les rétrocéda à la Prusse en 1815, en échange du Lauenbourg, que la Prusse elle-même avait reçu du Hanovre par le traité du 29 mai de la même année. Quant à la Russie, la réalisation complète de ses vues ambitieuses sur la Finlande devait être également ajournée. Déjà, la paix de Nystadt en 1721 lui avait donné, sous Pierre le Grand, outre la Livonie et l’Esthonie, l’Ingrie, une partie de la Karélle, quelques districts de Finlande et plusieurs ports sur la Baltique. Le traité d’Abo en 1743 ajouta encore aux agrandissemens de la Russie; mais ce n’est qu’en 1809 que se consommèrent les sacrifices de la Suède et l’abandon de tout le reste de la Finlande par le traité de Frédériksham. La Suède, après un siècle écoulé, portait la peine des alarmes que sa gloire passée et l’épée de Charles XII avaient causées à ses puissans voisins. Elle était cruellement punie de son union momentanée à l’Angleterre, car c’était la France, cette ancienne alliée, qui livrait à l’ennemie géographique (*) de la Suède la Finlande, promise à Alexandre par les conventions secrètes de Tilsitt.
    (*) Ce sont les propres expressions de Napoléon répétées par Alexandre, racontant à M. de Caulaincourt ce qui s’était passé à Tilsitt. (M. Thiers, Histoire du Consulat et de l’Empire, t. VII, p. 618.