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imaginé que la somme obtenue par l’addition des lettres d’un mot quelconque avait une signification mystérieuse, qui permettait, en cas de besoin, de substituer à ce mot un autre mot donnant la même somme. C’est ainsi qu’ils corrigeaient certains passages scandaleux au point de vue du judaïsme étroit de leur temps. «Par exemple, choqués du sens littéral d’un passage[1] où il est dit que Moïse avait épousé une Éthiopienne, une couschith (mot équivalent au chiffre 736), ils avaient substitué à ce terme malsonnant celui-ci : jephath mareheh (de beau visage), dont les lettres additionnées donnent aussi, 736 : il en résultait simplement que le législateur hébreu avait été le mari d’une belle femme, et cela ne les scandalisait plus du tout.

Pour en revenir à l’Apocalypse, où abondent les rabbinismes, l’auteur lui-même n’avait pas négligé d’avertir ses lecteurs[2] qu’il était bon de connaître le nom grec et le nom hébreu des personnages diaboliques mis en scène; mais l’hébreu demeura une langue très peu connue pendant les premiers siècles. L’excellent Irénée, évêque de Lyon à la fin du IIe siècle, l’un des esprits les moins pénétrans et les plus faciles à contenter qui aient jamais existé, s’égara dans des explications qui n’avaient pas le sens commun, toutes grecques, Evanthas, Latinus, Titan. La seconde seule eut un succès prolongé, et compte encore aujourd’hui quelques partisans. Entre autres impossibilités dont elle est chargée, il suffit de rappeler que, dans l’énigme telle qu’elle est posée, le chiffre de la bête doit désigner un nom d’homme. Ce fut une méprise analogue dans laquelle tombèrent et le pape Innocent III en 1215, lorsque, proclamant la croisade contre l’antechrist Mahomet, il assigna à sa domination 666 ans de durée et prédit par conséquent sa fin prochaine, — et Luther qui, faisant dater de Grégoire VII le commencement du papisme antichrétien, espéra que le XVIIe siècle verrait consommer sa ruine totale. Le nombre d’homme était par là très arbitrairement changé en nombre de temps. Au siècle dernier, le pieux Bengel, théologien allemand, en fit un des termes de l’équation algébrique dont la solution indiquait le 18 juin 1836 comme le premier jour de la fin du monde. Parmi les noms d’hommes proposés, nous citerons Genséric, un pape du nom de Benoît (probablement Benoît IX), Dioclétien, etc. Ce dernier nom fut adopté par Bossuet, qui écrivait DIoCLes aVgVstVs, comme on fait dans les inscriptions lapidaires dont on veut ainsi fixer la date. Malheureusement il se trouva que, moyennant la même manière de compter, on pouvait lire le nom sacré de Louis, LVDoVICIVs dans le chiffre de la bête.

  1. Nomb., XII, 1.
  2. IX, 11.