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C’est C. Gracchus qui, lorsqu’il haranguait, avait près de la tribune un joueur de flûte chargé non, comme on l’a dit, de faire une sorte d’accompagnement musical à son discours, qui n’était point chanté, mais de l’avertir quand l’emportement lui faisait trop élever le ton et de ramener ses intonations au niveau ordinaire de sa voix. Le jeune Tiberius se distingua en Espagne, où il servait sous son beau-frère Scipion Émilien, par son courage et par sa prudence.

Il y fit paraître aussi un scrupule de comptable qui mérite d’être cité. S’apercevant que ses papiers étaient restés entre les mains des Numantins, avec lesquels il avait heureusement traité de la paix, il quitta l’armée et retourna presque seul les leur demander. Le souvenir de sa propre modération et de celle que son père avait montrée en Espagne lui fit obtenir des Numantins ce qu’il désirait. On ne peut s’empêcher de comparer cette conduite à celle de Scipion l’Africain, défendant à son frère de rendre ses comptes et les déchirant en plein sénat. Ces deux familles alliées, les Scipions et les Gracques, qui se côtoient pour ainsi dire l’une l’autre, offrent à cet égard un parfait contraste. L’une, aveuglée par l’orgueil du vieux patriciat, dédaigne de se conformer aux lois ; l’autre, qui a pris en main la juste cause de la démocratie, se soumet aux lois, qu’elle veut améliorer. Et c’est aux Gracques qu’on a donné le nom de factieux ! Les Gracques ont dû cette fâcheuse réputation surtout aux lois agraires qu’ils voulurent établir. Par une inexcusable légèreté, on a confondu le sage, équitable et patriotique dessein des Gracques avec les absurdes et séditieux projets de Babeuf. De ce qui était un retour à la légalité, violée effrontément par les patriciens, on a fait une tentative démagogique et révolutionnaire ; on a pris la défense de la propriété de l’état pour une atteinte portée au droit de l’état. Jamais le lieu commun faux, que l’on a vu si souvent régner dans l’histoire, ne s’est établi plus contradictoirement aux faits que dans ce que l’on a dit et ce qu’on répète encore sur les lois agraires des Gracques. Et non-seulement cette accusation injuste contre leur mémoire a été reproduite par ceux à qui leur ignorance donnait un droit incontestable à la mettre en avant, mais encore par des hommes que leur science privait de ce privilège[1].

  1. Les circonstances expliquent ces aberrations singulières, et comment Heyne a donné pour titre à une dissertation : Leges agrariœ pestiferœ et exsecrabiles (les lois agraires pestilentielles et exécrables). Cette dissertation, écrite en 93 et destinée à un auditoire dans lequel il y avait beaucoup d’émigrés français, s’adresse moins aux lois agraires de Rome qu’aux spoliations du gouvernement révolutionnaire. L’excuse d’ignorance que Heyne ne pouvait réclamer doit être pleinement accordée à un conseiller intime du gouvernement prussien appelé Schultz, qui, au sujet de leur jugement très onde sur l’œuvre des Gracques, a accusé des hommes tels que Niebhur et Savigny d’être des perturbateurs de la société. Cet auteur a soin d’établir ses titres à l’excuse d’ignorance en nous apprenant qu’il ne sait pas le grec et très peu le latin (*). En revanche, il est à l’abri du reproche de partager les opinions révolutionnaires de Niebuhr et de Savigny. Si ces hommes illustres vivaient, ils seraient à la tête du parti constitutionnel en Prusse ; quant à leur adversaire, s’il vit encore, il doit être dans un autre parti, et je recommande son avancement à qui de droit, en supposant qu’il y ait dans la bureaucratie prussienne quelque grade plus élevé que celui d’un geheimer Ober-Regierungsrath.
    (*) Engelbregt, de Legibus agrariis ante Gracchos, p. 7.