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pour l'exemple, a-t-on dit, et la Russie ne s'est pas douté que par cette mort infamante; ce n'était pas l’homme qu'elle déshonorait, c'était le gibet qu'elle illustrait.

Et le jeune Paul Suzin, lui aussi, était de cette race de soldats. Il était d'une de ces vieilles familles de Lithuanie que la Russie veut à tout prix dénationaliser, en les déportant périodiquement à l'extrémité de l'empire. L'empereur Nicolas avait jeté le père de Suzin à Orenbourg, et, le père mort, il avait pris les enfans, plaçant une jeune fille à l'institution des demoiselles nobles à Pétersbourg, les jeunes gens à l'école des cadets, et les faisant élever dans l'oubli total de leur origine polonaise. Les enfans ne parlaient que le russe, ne connaissaient que la religion russe. Devenu officier d'artillerie et allant par hasard tenir garnison en Lithuanie, Paul Suzin sentit se réveiller en lui avec une vivacité prodigieuse l'instinct national, et avec cette généreuse impatience d'une âme ardente qui se croit en retard de patriotisme, il se hâta de quitter l'armée russe, de se refaire polonais en tout, et il fut même obligé d'émigrer. Il vint à Paris, alla à Londres, où il connut Hertzen, puis à l'école polonaise militaire de Gênes au montent de l'insurrection. Paul Suzin venait de se marier à Paris avec une jeune femme qu'il aimait; il ne partit pas moins, plein de feu et d'espérance. « D'autres, disait-il, n'ont pas besoin de prouver leur amour pour la patrie; moi, j'ai méconnu mon pays, j'ai servi fidèlement la main qui s'est appesantie sur nous... » Quelques jours après, il écrivait à sa jeune femme : « Depuis cinq jours, me voilà chef; j'ai un détachement peu nombreux encore, mais plein de valeur. Mes compagnons me sont tous attachés, je les aime aussi. C'est une belle et brillante jeunesse, impatiente de combattre... Prends la carte, suis le Niémen, cherche au nord... tu vois des forêts. Encore un peu au nord, c'est là que je suis... » On accourut sous son drapeau. Ce jeune homme de vingt-quatre ans avait une énergie extraordinaire, une beauté mâle dans l'action, une fermeté douce qui gagnait la confiance, et il n'avait pas tardé, lui aussi, à devenir populaire. Ses premiers engagemens avec les Russes furent des plus heureux, et son détachement était devenu redoutable. Il y avait chez Suzin une sève généreuse qui débordait, « Je veux vivre et je vivrai, » s'écriait-il. Quelques jours après, dans un combat contre trois compagnies de la garde impériale qui passaient par le village de Braczale; au moment où il donnait un ordre, il reçut une balle on pleine poitrine.

Ceux-là sont morts et c'étaient des soldats! A côté, c'est le prêtre, c'est Maçkievicz; qui a été d'abord, je crois, chapelain dans le corps de Sierakowski, et qui, devenu lui-même chef d'une des bandes les plus considérables, tient toujours vers le Niémen, signe