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ils deviennent plus difficiles à supporter. Ils sont mis en relief par la détresse, ils sont jugés à la sinistre clarté de la famine. Ne disons pas que la justice et la civilisation n’ont rien produit! Chaque fois qu’on revoit l’Irlande, on sent une amélioration, on reconnaît un progrès, on est certain que les plus mauvais jours sont passés. Si les faits généraux ne le constatent pas, c’est que, comme les moyennes de la statistique, ils ne rendent pas compte des cas particuliers, qui produisent, en se multipliant, de nouveaux faits généraux. Il y a du pire et du mieux ; le mieux est ce qui restera. Évidemment l’Irlande est entrée dans une phase nouvelle le jour où elle s’est élevée du régime de l’oppression au régime de la liberté, et il s’agit moins aujourd’hui de rechercher les causes de sa vieille misère que de signaler celles qui empêchent encore ce pays de se relever. Là aussi on rencontre un malheur général qui domine les vices particuliers.

Pourquoi le bien, la justice, la liberté semblent-ils en Irlande frappés d’impuissance? Les choses n’y portent pas leurs conséquences naturelles; la générosité ne soulage pas la misère, le travail n’accroît pas les produits, l’émigration ne donne pas de place à ceux qui restent, les améliorations sont stériles, et les lois, à peine promulguées, deviennent caduques. Il serait bon assurément de modifier plus qu’on ne l’a fait jusqu’à présent les lois civiles, et meilleur de supprimer les obstacles imposés sans raison par la législation et par la jurisprudence; mais, il faut le savoir, le résultat serait à peine sensible. La société n’est pas assise; il n’existe pas de société dans le sens moral du mot. Tout est incertain, controversé, ennemi : la nationalité, la propriété, les religions. Chacun a deux patries, l’Angleterre ou les États-Unis, aussi bien que l’Irlande. On ne sait même pas si la terre peut nourrir ses habitans. Des populations diverses occupaient l’Irlande. La conquête, la guerre civile et l’intolérance avaient créé des divisions nouvelles de races, de classes et de religions, sans que jamais l’opprimé cédât dans sa conscience à l’oppresseur. Tous les faits avaient été des faits de force; à tous avait répondu la rébellion morale. Quand l’oppression disparut, il se trouva qu’elle n’avait rien fondé, et, à mesure que la lutte nationale devenait moins vive, le conflit prit le caractère d’une guerre entre la religion des riches et la religion des pauvres.

La difficulté économique de l’Irlande, on a pu le voir, est moins encore la mauvaise répartition de la richesse que l’insuffisance générale de la production. Quant à la difficulté sociale, elle vient plutôt du trouble causé par le désaccord des idées, des sentimens, des croyances religieuses, que de telle ou telle partie de la législation. Lorsqu’on a vécu dans une société formée de longue main sous