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une légère charrue américaine que traînaient vivement trois chevaux élégans de race hanovrienne, à la croupe droite et à la queue relevée, qui, l’œil ardent et le cou recourbé, semblaient accomplir fièrement le travail auquel leur maître les avait associés. Sous le trait du versoir, la terre couleur de chocolat se retournait en volutes moulées d’un grain si fin qu’elles reluisaient au soleil comme du marbre poli. Le fertile sillon s’ouvrait pour des semailles nouvelles, tandis qu’à côté d’autres champs promettaient les plus abondans trésors. En voyant la fécondité du sol récompenser aussi largement le labeur intelligent de l’homme, je compris mieux comment les anciens, frappés de la puissance merveilleuse de l’art agricole, avaient considéré chacune de ses opérations comme un acte religieux et un hommage aux dieux.

Maintenant que l’on a pu se faire quelque idée de la prospérité de l’agriculture en Groningue et surtout du bien-être dont jouissent ceux qui l’exercent, il est temps de rechercher la cause de cette situation exceptionnellement favorable. Sur ce point, tous les économistes néerlandais sont d’accord : ils l’attribuent sans hésiter à ce droit spécial des fermiers que j’ai mentionné déjà, et qui s’appelle beklem-regt. Les différens systèmes d’amodiation exercent une ip^-fluence si directe sur les progrès de la culture et sur la condition, des classes rurales que l’on me permettra d’entrer à ce sujet dans quelques détails.

Le beklem-regt est le droit d’occuper un bien moyennant le paiement d’une rente annuelle que le propriétaire ne peut jamais augmenter. Ce droit passe aux héritiers aussi bien en ligne collatérale qu’en ligne directe. Le tenancier, le beklemde meyer, peut le léguer par testament, le vendre, le louer, le donner même en hypothèque sans le consentement du propriétaire ; mais chaque fois que le droit change de main par héritage ou par vente, il faut payer au propriétaire la valeur d’une ou de deux années de fermage. Les bâtimens qui garnissent le fonds appartiennent d’ordinaire au tenancier, qui peut réclamer le prix des matériaux, si son droit vient à s’éteindre. C’est celui-ci qui paie toutes les contributions; il ne peut changer la forme de la propriété, ni en déprécier la valeur. Le beklende-regt est indivisible : il ne peut jamais reposer que sur la tête d’une seule personne, de sorte qu’un seul des héritiers doit le prendre dans son lot; mais, en payant le canon stipulé en cas de changement demain, les propinen[1], le mari peut faire inscrire sa femme

  1. Ce mot vient évidemment du grec προπίνειν, boire, vider la coupe en cérémonie, et il semble rappeler cet usage des Germains, qui, à ce que rapporte Tacite, sanctionnaient toutes leurs transactions juridiques en buvant du vin. Propinen est l’équivalent du pot de vin payé en plusieurs pays au renouvellement du bail. Le chiffre de la redevance annuelle due au propriétaire varie extrêmement, et plutôt d’après l’époque de la constitution de la rente, que d’après la valeur actuelle de la terre : on peut compter de 5 à 6 jusqu’à 30 ou 40 florins par hectare. La valeur vénale du droit du fermier dépend du prix des denrées, de la prospérité de l’agriculture, et aussi du chiffre de la redevance annuelle. Vers 1822, la valeur du beklem-regt était tombée si bas qu’on ne trouvait plus à vendre; au contraire, depuis l’ouverture du marché anglais, le tenancier a vu ses bénéfices augmenter à tel point, que déjà il, commence à sous-louer à des fermiers ordinaires, circonstance fâcheuse, car dès lors tous les avantages du beklem-regt disparaissent. — En pleine propriété, la terre se vend environ 5,000 fr. l’hectare.