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Mais, dira-t-on, si ce système d’amodiation est supérieur au bail à ferme, il est inférieur à la propriété. Sans doute il l’est en quelque manière, puisque le beklemde meyer doit payer une rente, et que le propriétaire n’en paie pas; mais il y a cette grande différence à l’avantage du beklem-regt, c’est qu’avec ce système le beklemde meyer cultive lui-même, tandis que le propriétaire louerait la terre. Supposons le beklem-regt aboli en Groningue, qu’en résulterait-il? C’est qu’ici, comme en Zélande, la terre ayant une grande valeur, celui qui posséderait un 1/2 million sous la forme de 80 ou 100 hectares irait habiter la ville et céderait l’exploitation de son bien à un locataire dont il aurait soin d’augmenter exactement la redevance tous les sept ans. Un droit bizarre et emprunté au moyen âge a donc eu pour effet de créer, comme nous l’avons vu, une classe de cultivateurs jouissant de tous les bénéfices de la propriété, si ce n’est qu’ils ne gardent pas pour eux tout le produit net, ce qui précisément les eût éloignés de la culture. Au lieu de locataires tremblant de perdre leur ferme, reculant devant toute amélioration coûteuse, cachant leur bien-être, dépendant de leur maître, nous avons rencontré en Groningue une sorte d’usufruitiers libres, fiers, simples de mœurs, mais avides de lumières, comprenant les avantages de l’instruction, et ne négligeant rien pour la répandre parmi eux, pratiquant la culture, non comme une routine aveugle et un métier dédaigné, mais comme une noble occupation qui leur apporte de la fortune, de l’influence et le respect de tous, et qui exige l’emploi des plus hautes facultés de l’intelligence et de la volonté, économes dans le présent, mais prodigues pour l’avenir, disposés à tous les sacrifices pour drainer leurs terres, rebâtir ou agrandir leurs bâtimens, se procurer les meilleures machines et les meilleures races d’animaux, et enfin contens de leur état, parce que leur sort ne dépend que de leur activité et de leur prévoyance.

Lorsqu’on recherche quelle pourrait être la destinée future des sociétés, il est deux choses qu’on voudrait voir se réaliser : augmentation croissante de la production d’abord, ensuite et surtout répartition de la richesse d’après les règles de la justice. Or ce que la justice exige, c’est que le travailleur soit assuré de jouir des fruits de son travail et du profit des améliorations qu’il aura su accomplir. N’est-il pas intéressant de trouver sur l’extrême rivage de la Mer du Nord une antique coutume qui réponde en quelque mesure à cet idéal économique, et qui assure à toute une province une prospérité exceptionnelle et un bien-être équitablement réparti?


EMILE DE LAVELEYE.