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est d’ordinaire des plus modestes : il veut tout simplement prononcer sur un sujet donné quelques paroles de bon sens, mais la nature est ambitieuse pour lui et lui révèle des richesses morales auxquelles il n’avait pas songé. Prenons un exemple à jamais mémorable, un des plus beaux livres des temps modernes, le Don Quichotte. Il a été longtemps admis que Cervantes avait voulu faire tout simplement la satire des romans de chevalerie. Voilà un bien maigre point de départ, et on peut dire en toute vérité que, si telle a été la pensée de Cervantes, son œuvre est trop magnifique pour un but après tout aussi mesquin. Et cependant je crois bien que cette pensée fut à l’origine le vrai et unique point de départ de Cervantes ; seulement, chemin faisant, elle s’est métamorphosée, les mésaventures du fou ridicule ont fait place aux infortunes d’un chevalier déclassé venu au monde à une époque où il n’y a plus de chevalerie, et, grandissant toujours à mesure qu’on l’observe mieux, ce chevalier déclassé est devenu le représentant de l’enthousiasme et le patron des âmes idéales. De là la différence si tranchée qui sépare les deux parties du Don Quichotte, différence qui pourtant n’a pas créé de contradiction. La conception de Cervantes, en se révélant à lui par de lentes et successives évolutions, a respecté l’harmonie de son œuvre. Aucune des parties n’y donne de démenti à l’autre, si bien qu’on peut dire que Cervantes a fait exactement ce qu’il voulait faire d’abord, tout en faisant une tout autre chose. Un illustre homme d’action disait que l’on ne va jamais si loin que lorsqu’on ne sait pas où l’on va ; l’artiste et le poète ne pourraient-ils pas, mieux encore que l’homme d’action, faire un pareil aveu ?

Voilà la première leçon ou, pour mieux dire, la préface des leçons nombreuses que nous pouvons tirer du Wilhelm Meister de Goethe. Avant même que nous l’ayons abordé directement, il nous révèle que l’inconscience de l’artiste est la première et la plus indispensable des conditions de toute grande œuvre d’art ; il nous prévient que nous ne devons pas mesurer avec trop de précision la pensée de l’auteur, et il nous instruit déjà, en nous recommandant la prudence. Ainsi l’homme le plus maître de sa pensée qui ait jamais été nous déclare qu’il ne peut répondre de n’avoir pas succombé à son insu à cette inconscience de l’artiste et du poète qui semble une des lois mêmes du génie. Il ne nous est pas prouvé en effet qu’il n’ait pas suivi un autre plan que celui qu’il s’était tracé, et que sa conception ne se soit pas métamorphosée progressivement. Il ne nous est pas prouvé qu’il n’ait pas voulu d’abord faire punir le téméraire Wilhelm Meister par la nature, au lieu de le faire instruire, corriger et ennoblir par elle. S’il y a une idée qui domine dans le livre, c’est que le point de départ choisi par le héros est absolument faux, et