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la souveraineté individuelle, s’il ne semblait pencher dans les pages suivantes du côté de la fatalité et de la souveraineté de la nature. Ses conclusions seront épicuriennes si vous le voulez, stoïciennes si vous le voulez encore, mystiques même si vous avez un penchant prononcé pour le mysticisme. En règle générale, Goethe croit à l’expérience comme base de la morale et à l’affranchissement de l’homme par la nature ; cependant il montre, dans le plus long chapitre de Wilhelm Meister, comment l’idée vivante du Dieu chrétien, en prenant progressivement possession d’une âme pieuse, arrive à la délivrer de toute sujétion. La recommandation principale de Goethe, celle qui revient à chaque page du livre et sous toutes les formes. C’est de vivre et de songer à vivre, et pourtant, lorsque la mystérieuse société de Lothaire et de l’abbé a déclaré Wilhelm affranchi par la nature, que lui impose-t-elle sinon le renoncement de soi, le sacrifice de son individualité au profit de l’ordre général ? Ainsi notre liberté n’arrive à son point culminant que pour se détruire, et l’homme ne cherche la sagesse que pour apprendre à s’oublier. Les conclusions du livre semblent démentir ses prémisses.

Dans aucune de ses œuvres, Goethe n’a appliqué d’une manière plus complète sa vaste et complexe méthode. On sait en effet qu’il déclarait qu’il avait besoin de tous les systèmes pour expliquer sa pensée, et qu’il n’aurait pu se passer d’un seul. Panthéiste dans l’observation de la nature, parce que l’unité est le principe et la fin de la science, polythéiste dans l’art, parce que l’art a besoin d’individualité et se compose de démembremens de la vérité, il était dualiste et monothéiste dans la partie de la morale qui regarde la société générale, et tour à tour chrétien ou empirique dans la partie de la morale qui regarde l’individu. Tel système qu’il proscrivait absolument d’une province, il l’acceptait dans une autre, comme par exemple cette méthode si célèbre et si longtemps triomphante des causes finales qu’il repoussait de la science et qu’il acceptait comme utile et même comme vraie dans la sphère du pur sentiment religieux. Et ce qu’il y a d’admirable, c’est que cet emploi des systèmes et des méthodes les plus contraires n’aboutissait pas chez lui à un éclectisme ou à un syncrétisme. Il ne prenait pas de chaque système ce qui lui convenait, comme l’éclectique, en rejetant les autres parties ; non, il savait qu’un système est un tout harmonieux qui lie peut être scindé, et il l’acceptait et l’appliquait tout entier. Il n’essayait pas davantage de cet amalgame qu’on appelle syncrétisme, car chacun de ces systèmes n’était valable, selon lui, que pour un certain ordre de vérités, et non pour un certain autre. Les divers systèmes n’étaient donc pas pour lui des expressions de la vérité, mais ils constituaient une échelle de méthodes toutes excellentes pour atteindre le vrai et le rendre sensible aux hommes.