Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 48.djvu/201

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’étourdi, il est pour lui plein de sympathie, et mainte fois on ne peut s’empêcher de penser qu’il prêche un peu pour son propre compte et qu’il fait un retour sur lui-même. Lui aussi, il avait aspiré au développement harmonique de son être ; lui aussi, il n’avait pas voulu s’enfermer dans une de ces spécialités étroites qu’il recommande si sagement et par l’organe de Werner, et par celui de Jarno, et par celui de Wilhelm lui-même. Il avait réussi à force de génie, de surveillance sur lui-même, au prix des quelques légères épreuves et des quelques péchés moins légers dont son livre de Poésie et Vérité nous entretient, à réaliser l’équilibre parfait de son individu ; il avait fait de lui, par le travail et la volonté, ce que la naissance fait si facilement du noble, un beau type d’homme qui paie et récompense de tout par sa seule présence. Cependant, en dépit de son heureuse expérience, la ligne de démarcation lui paraît tranchée de telle sorte qu’il est dangereux de la franchir. Rappelez-vous l’admirable parallèle que trace Wilhelm du noble et du bourgeois : « Le noble vaut par ce qu’il est, le bourgeois par ce qu’il a. Le noble donne tout en présentant sa personne ; le bourgeois ne donne quelque chose que par sa fortune, ses aptitudes et son intelligence ? il doit donc développer des aptitudes uniques afin d’être utile, et c’est par conséquent une chose prévue d’avance qu’il n’y aura pas d’harmonie dans son être, parce que, pour se rendre utile dans une branche de connaissances, il faut abandonner tout le reste. » Chercher la perfection morale semblerait être le droit de tout homme ; cependant pour le bourgeois une pareille ambition est presque le contraire du devoir, et quiconque voudra tenter l’entreprise de Goethe et de Wilhelm doit savoir cela d’avance.

La morale du livre n’est pas plus héroïque que la composition n’en est romantique. Les idées et les sentimens chers aux instincts des classes moyennes en font tous les frais, et c’est à peine si en quelques passages on rencontre quelques faibles traces des sentimens et des idées particuliers aux anciennes aristocraties. Ce que Goethe semble le plus envier et le plus apprécier chez les classes aristocratiques, c’est l’adresse physique, l’habileté aux exercices du corps, la tenue et le parfait aplomb du maintien. Il n’a pas dit un mot de la valeur militaire, et je ne crois pas que la vertu de l’honneur soit mentionnée dans Wilhelm Meister. Au milieu de cette foule de fortes et pratiques idées, trois notions morales se détachent particulièrement, trois notions qui composent, pourrait-on dire, l’idéal de la sagesse chez les classes moyennes : l’expérience, le bonheur, l’action : cherchez bien, et au fond de la morale qui est propre aux classes moyennes vous ne trouverez pas autre chose que ces trois notions.