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Goethe entraîne dans son tourbillon sans loi et sans frein, et qui marchent en aveugles à la conquête de la matière avec une sorte d’élan farouche. Ceux-là apprendront dans le livre de Goethe par quels moyens cette activité qui leur est chère peut être ennoblie, comment l’esprit double le prix de la matière, et comment le beau et le bon sont les proches parens de l’utile. La société est aujourd’hui divisée en deux grandes classes d’hommes : les dégoûtés et les entreprenans. Wilhelm Meister s’adresse également aux uns et aux autres, c’est donc le livre de la société moderne tout entière.

Et pourtant cette belle œuvre, si pleine de calme, de sérénité et de sagesse, ne nous laisse pas entièrement satisfaits. Il y a je ne sais quoi qui nous froisse dans cette morale trop conforme à l’intérêt bien entendu de l’individu : les gages de cette sagesse nous apparaissent trop nettement, nous calculons avec trop de certitude les bénéfices de cette activité pratique ; la récompense suit l’acte de trop près, le salaire est trop près de la main de l’ouvrier. On se dit qu’un pareil livre pourra bien communiquer la sagesse à ceux qui ne la possèdent pas, et l’augmenter chez ceux qui la possèdent, mais qu’il ne créera jamais une âme et qu’il ne suscitera jamais un grand homme. Il formera des Franklin transcendans, des Bentham idéalistes, il ramènera de l’utopie chimérique à la saine science économique quelque Saint-Simon trop absolu ou quelque Owen trop rêveur, il enseignera à quelques natures d’élite les arts qui ornent et décorent la vie, il sauvera de l’amertume de l’expérience quelques jeunes imprudens trop altérés de gloire ; mais là s’arrêtera malgré tout la sphère de son action. Que manque-t-il donc à ce livre pour nous laisser entièrement satisfaits ? Peut-être la chose même qu’il blâme et condamne, une folie, une chimère, mais plus certainement encore une parcelle d’héroïsme, une étincelle du feu divin, un reflet de l’épée de l’archange. Il éclaire, il n’échauffe pas. Or il y a longtemps qu’il a été dit : « Éclairer est bien, brûler est mieux ; éclairer et brûler à la fois est le comble de la perfection. »

Cette perfection sera-t-elle jamais atteinte ? Viendra-t-il jamais, le poète qui à la lumineuse intelligence d’un Goethe joindra le feu ardent d’un Shakspeare et d’un Dante, qui sera à la fois le souverain des esprits et des cœurs, le maître de toute sagesse comme de tout héroïsme ?


EMILE MONTEGUT.