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montagnards. Lorsqu’il fallut, le soir de cette émouvante journée, dresser un camp au pied des hauteurs occupées par les Jajis, la situation devint tout à fait critique. Les chants de guerre continuaient, les danses de guerre furent organisées. Posant à terre leurs boucliers et leurs longs mousquets, découvrant leurs têtes chevelues, se faisant une ceinture de leurs paggris (turbans), le poignard en main, l’œil enflammé, ces espèces de démons à face humaine formaient en cadence leurs cercles mobiles. En même temps des groupes de Jajis armés circulaient autour du camp, chantant et criant à tour de rôle avec des bonds de singes, qui tantôt les portaient en l’air, tantôt en avant. Toutes ces manifestations, toute cette fantasmagorie paraissaient avoir pour but de provoquer un acte d’hostilité quelconque, qui aurait servi de prétexte à des représailles, à une attaque préparée de longue main. Le sang-froid, l’immobilité dédaigneuse que gardèrent les cipayes de l’escorte conformément à la consigne expresse qu’ils avaient reçue, déjouèrent cette combinaison perfide. On avait à craindre une surprise de nuit, bien que les montagnards se fussent dissipés à l’approche des ténèbres; mais les sentinelles n’eurent à signaler que le passage de plusieurs centaines d’hommes, dont on avait entendu la marche dans la direction du village vers lequel la mission allait se diriger au point du jour. Le naïb, au moment où on levait le camp, fit prier le major Lumsden de suspendre l’exécution des ordres de marche, et on le vit arriver peu après, manifestant un trouble extrême. Ses coureurs venaient de lui signaler un rassemblement de cinq mille Jajis occupant, sous les ordres d’un akhunzada[1], un étroit et profond défilé, l’unique issue par laquelle on pût avancer.

La situation prenait un aspect de plus en plus sombre. Derrière soi, si on battait en retraite, on trouverait les Jajis de la veille, les Ali-Khails, dont on était parvenu à se concilier quelques maliks ou chefs de famille, mais qui reviendraient bien vite à leurs mauvais desseins en présence du moindre signe de faiblesse. Brusquer le passage de vive force était une entreprise éminemment hasardeuse, vu le nombre des Shamu-Khails et les avantages de leur position. Restait, outre cette dernière alternative, celle de demeurer en place et d’appeler à soi des renforts; mais encore fallait-il trouver des messagers sûrs à dépêcher tant au gouverneur de la province qu’à l’émir lui-même, et quant à ce dernier, dans l’hypothèse la plus favorable, il n’aurait pu envoyer qu’au bout de douze jours les troupes ainsi réclamées. Le petit conseil de guerre formé sur place pour délibérer sur ces difficultés pressantes en fut réduit à un mezzo termine provisoire. Les maliks ali-khails qu’on avait gagnés furent

  1. Mot à mot : sage de naissance. On désigne ainsi les personnages éminens par leur savoir et leur piété.