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constitutionnel, l’amour de la patrie et de l’indépendance, a voulu préconiser aussi leur tendance chevaleresque au respect des femmes. Forcé de reconnaître qu’on vend celles-ci, qu’on les achète, qu’on règle même les compensations pénales au moyen de ce bétail humain, si bien qu’un meurtre vaut douze jeunes filles, six dotées et six non dotées[1], il n’en persiste pas moins dans sa bienveillante appréciation, et veut trouver à toute force chez son peuple favori les « rudimens d’une galanterie raffinée. » Il cite comme preuve une guerre civile qui datait déjà de plusieurs années à l’époque où il écrivait, et dont l’origine était une « intrigue d’amour » entre le chef des Turcolaunees et la femme d’un des khans Euzofsais. Il cite aussi les romans, les ballades amoureuses où certains poètes afghans ont parlé de l’amour en termes d’une délicatesse remarquable, et entre autres l’histoire d’Audam et de Doorkhaunee, le plus populaire de ces chants, dont il donne une analyse succincte. Mariée contre son gré à un époux qu’elle n’aime pas, Doorkhaunee continue avec Audam un roman tout platonique dont les premiers chapitres furent ébauchés par eux dès leur première adolescence malgré des parens barbares qu’une haine mutuelle rendait inexorables. Les deux amans se voient en secret, mais sans que la fermeté de la jeune femme se démente. Elle résiste aux obsessions de l’amour comme aux exigences de l’hymen. Le mari finit par pénétrer le mystère de ces furtives entrevues, et dresse une embuscade où Audam, traîtreusement attaqué par plusieurs ennemis à la fois, reçoit, en s’échappant, une blessure mortelle. Le cruel époux de Doorkhaunee se donne le plaisir de paraître devant elle aussitôt après le combat et de lui montrer l’épée encore sanglante qui vient, dit-il, de donner la mort à Audam. Cette tragique apparition, cette fatale nouvelle, frappent d’horreur l’épouse coupable, l’amante veuve, qui tombe expirante entre deux fleurs chéries, l’une portant le nom d’Audam, l’autre celui de la jeune femme elle-même, et dont la culture assidue était son passe-temps de prédilection. Audam, réfugié secrètement dans le voisinage de l’endroit où il avait failli périr, succombe en apprenant le trépas de sa chère Doorkhaunee. On les enterre séparément, mais, par la seule vertu de l’amour qui les avait unis, leurs cadavres se rejoignent dans le même tombeau, sur lequel mêlent et confondent leurs ramures deux arbres qui l’ombrageaient[2].

Cette fiction suppose effectivement ce que les philosophes appelleraient « un concept » de l’amour le plus éthéré; mais il ne faut pas

  1. La dot moyenne est de 150 francs environ.
  2. An Account of the Kingdom of Cauboul, etc. London 1815.