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avec transport le favori d’Alexandre : ils avaient la passion des arts et des lettres; leurs écoles d’éloquence et de sculpture les illustrèrent pendant les derniers siècles, je ne dis pas de l’indépendance, mais de l’autonomie grecque. Quel fut donc l’étonnement de tous, lorsqu’on vit Apelle, à peine débarqué, se diriger vers l’atelier du pauvre Protogène et lui offrir d’un seul tableau 50 talens, c’est-à-dire 280,000 francs de notre monnaie! On le crut fou. « Rassurez-vous, dit-il à ceux qui l’entouraient, j’ai fait une excellente affaire. Le génie de Protogène est tel que vous serez bientôt forcés de le reconnaître; je revendrai deux fois plus cher ce tableau. »

En effet, Protogène fut dès lors renommé dans toute la Grèce. Démétrius Poliorcète, le roi Antigone, les Athéniens eux-mêmes allaient se disputer ses œuvres. On devine qu’une amitié étroite s’établit entre les deux artistes. Apelle relevait le courage de Protogène ; il lui montrait qu’il ne péchait que par l’excès de travail et la recherche d’une perfection qui reculait toujours devant lui. «Je ne l’emporte sur toi, disait-il, que parce que je sais m’imposer à temps de ne plus toucher à mon tableau. » On a souvent raconté une anecdote qui paraît puérile au premier examen, et que je crois au contraire très propre à caractériser les habitudes et les tendances des peintres de cette époque. Un jour Apelle, ne trouvant point Protogène dans son atelier, remarqua une planche posée sur le chevalet; il prit un pinceau et y traça une ligne si déliée, si égale, si fine, que Protogène, en rentrant, déclara qu’Apelle seul était capable de conduire un pinceau avec cette fermeté. Comme la détrempe avait eu le temps de sécher, Protogène choisit une autre couleur, repassa exactement sur le trait en appliquant sur la ligne qu’avait tracée Apelle une autre ligne plus mince, qui ne la cachait pas, mais qui la coupait dans toute sa longueur par le milieu. Apelle ne voulut point être vaincu : à l’aide d’une troisième couleur, il refit la même opération sur la ligne de Protogène. Il y avait donc trois traits superposés, d’un ton différent et d’une ténuité croissante. Michel-Ange pensait que ce trait formait le contour de quelque belle figure nettement esquissée; mais Pline déclare qu’on a vu longtemps à Rome ce tableau, sur lequel on ne voyait rien autre chose que la fameuse ligne droite. Mêlée à des chefs-d’œuvre de l’art grec, la planche attirait de loin par sa nudité et émerveillait de près par le tour de force des deux artistes.

Cette sûreté de main, cette délicatesse de pinceau nous font entrevoir à quelle perfection pouvaient prétendre les peintres de cette époque, de quels admirables instrumens ils étaient armés. Le dessin leur était familier dès leur enfance, non pas un dessin facile, lâché, plein de repentirs ou de raccords, mais un dessin ferme, précis,