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et sans aucun des ménagemens que Ducis y avait apportés, quel triomphe pour l’école nouvelle! Le duc de Broglie accueillait avec sympathie cette hardie tentative, et à ce sujet il analysait de main de maître l’œuvre du tragique anglais, louant et critiquant tour à tour, et concluant enfin par une sorte de compromis entre les deux écoles, ou plutôt n’admettant ni l’une ni l’autre dans ce qu’elle avait d’étroit et de servile.

Le temps a conclu comme lui. La connaissance des littératures étrangères nous a guéris de l’imitation exclusive de nos formes littéraires, sans rien créer de nouveau à proprement parler. S’il y a un vainqueur dans cette lutte, c’est encore le goût et l’esprit français. Racine et Shakspeare ont vieilli tous deux, mais Shakspeare plus que Racine; il y a toujours eu dans sa renommée, même en Angleterre, quelque chose d’artificiel. Cent ans après sa mort, il était complètement oublié dans son propre pays. Même au plus fort de sa renaissance, au siècle dernier, quand l’art de Garrick intéressait à sa gloire l’esprit national des Anglais, ses pièces n’étaient pas jouées comme il les a écrites. Aujourd’hui tout le monde sait par cœur ses plus beaux vers, les noms de ses personnages sont populaires, mais on ne le joue plus guère; ses œuvres vont avoir trois siècles, celles de Racine n’en ont que deux, et pour la culture générale des esprits et des mœurs on ne saurait comparer l’Angleterre du XVIe siècle à la France du XVIIe. C’est précisément cet archaïsme de Shakspeare qui a fait son principal succès il y a quarante ans. Il était neuf à force d’être vieux. Il répondait à cette résurrection des études historiques qui a marqué les plus belles années de la restauration. Ce moment est passé, non sans avoir laissé de profondes traces. Notre horizon s’est élargi; nous avons appris, avec notre propre histoire, que nous ne savions qu’imparfaitement, celle des nations étrangères, que nous ne savions pas du tout. Nous avons compris, étudié, admiré d’autres que nous-mêmes. L’engouement s’en est mêlé comme toujours, et il a fini par son excès même. Shakspeare n’a plus l’attrait d’un paradoxe. Depuis que son génie est incontesté, ses défauts reparaissent. Il a l’inspiration et la verve; il n’a pas l’art patient et savant qui achève et polit. On a raison d’admirer Shakspeare, on aurait grand tort de trop l’imiter. Tout en applaudissant à son apparition sur notre scène, M. le duc de Broglie signalait le danger. « Après avoir essuyé, disait-il, pendant cent ans, et sous mille noms divers, des Andromaque et des Zaïre, moins les vraies beautés d’Andromaque et de Zaïre, gardons-nous d’essuyer, sous mille autres noms divers et pendant cent autres années peut-être, des Macbeth et des Othello, moins les vraies beautés de Macbeth et d’Othello. Le beau ne s’imite pas; ce qui s’imite, ce sont les