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sans vouloir discuter avec vous sur les sacremens, laissez-moi vous dire que la vérité divine éclairait Rousseau plus qu’aucun prêtre catholique ou protestant de son époque. Dans ce temps où la notion de Dieu s’était entièrement noyée dans les dogmes religieux et dans les dogmes philosophiques, la profession de foi du vicaire savoyard était encore l’élan le plus spiritualiste qu’il y eût. Certes elle ne nous satisfait pas aujourd’hui; mais elle ouvrit l’ère d’un retour à la foi par la raison. Passons : ce n’est point là ce que vous voudrez admettre. Je vous dirai seulement que vous ne persuaderez jamais à un esprit juste que Rousseau ait écrit sous l’empire de la démence. Non, Rousseau malade n’était pas plus fou que Napoléon n’était épileptique. Celui-ci a pu éprouver les violens phénomènes d’un mal inconnu, propre à son organisation exceptionnelle, sans que l’équilibre de ses facultés, un moment troublé, en ait été altéré. Chez Rousseau, un mal physique, que la science a beaucoup et vainement cherché à définir et a qualifier après coup, a parfois violemment ébranlé la raison sans la détruire. Dire que Rousseau était fou, quand même il serait prouvé qu’il est mort fou et par le suicide, c’est accréditer une erreur, je dirai plus, un mensonge qui tend à neutraliser l’influence de son génie. Il a eu des accès d’exaltation maladive, comme Napoléon a eu des crises de nerfs terribles. Chez celui-ci, ces crises, provoquées par les efforts d’une volonté immense aux prises avec des événemens d’une fatalité prodigieuse, n’ont peut-être pas été étrangères à son abdication, si tôt révoquée, et à ces hésitations dont l’esprit clérical de 1816 lui a fait de si monstrueux parjures; car, soit dit en passant, si l’illustre captif de l’île d’Elbe fût revenu incognito en France à cette époque, il s’y serait vu si salement vilipendé qu’il eût peut-être pris, comme Rousseau, la société en horreur et l’humanité en dégoût. Qui sait si alors l’esprit le plus lucide et le plus puissant du siècle n’eût point été atteint et détérioré beaucoup plus que ne le fut celui de Jean-Jacques dans ses dernières années ? Admettez donc que les plus grands hommes sont généralement voués à la plus terrible destinée, et qu’il n’y a point à s’étonner si la raison de plusieurs y a succombé entièrement : le Tasse, Pascal, et tant d’autres ont réjoui le vulgaire du spectacle de leurs jours de démence, car le vulgaire aime à voir tomber les riches dans la misère, les rois dans l’exil et les grands esprits dans le désespoir. C’est par là qu’il se console de n’être ni intelligent ni puissant, et tout échafaud dressé pour le crime ou pour la vertu trouve une foule qui applaudit le bourreau et insulte la victime. Pour moi, il m’importe peu que Rousseau ait exagéré la persécution dont il fut l’objet. Cette persécution exista, puisqu’elle existe encore et qu’elle se ravive, chose bien significative à mes yeux, dans les temps de réaction et d’hypocrisie.