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étaient les miens! De là des remords et des regrets qu’il avoue. Et s’il est vrai, comme on l’a affirmé, qu’il se soit donné la mort et que son suicide ait eu pour cause une dernière infidélité de Thérèse, il y a quelque chose de grand encore dans l’égarement de sa funeste résolution. Il voit que toute sa vie de pardon ou de réparation envers cette femme a été une illusion déplorable, qu’il ne lui est plus possible de vivre avec elle sans la mépriser, qu’il lui a en vain sacrifié son repos et son honneur, qu’il va emporter dans la tombe une tache ineffaçable... Il embrasse Thérèse et meurt sans se rétracter. Voilà Rousseau tel que je le conçois...

— Tel que vous l’arrangez...

— Et tel que nul ne peut me prouver pourtant qu’il n’ait pas été.

— En résumé, vous le laissez blanc comme neige à l’idolâtrie de la postérité.

— Non, monsieur, je n’approuve entièrement Rousseau dans aucun de ces partis extrêmes qui le caractérisent. Je crois qu’il s’est suicidé toute sa vie pour céder au besoin que son cœur éprouvait de réparer les erreurs de son imagination ou les emportemens de son caractère. Je crois qu’il n’a jamais su ni aimer ni haïr, parce qu’il a trop vivement subi le ressentiment et la tendresse, le soupçon et la confiance. Il a combattu la fatalité de son organisation sans pouvoir la vaincre. Je crois qu’il a manqué de force physique et de courage moral au bout de la lutte, et que l’infortuné, après avoir trop passionnément défendu sa cause, l’a trop abandonnée. Ce qui a pu lui donner le change à sa dernière heure, c’est qu’il s’est senti emporté par cette fièvre qui lui faisait chercher le sublime. Pardonner trop et s’immoler follement, tout a été là pour lui en ce moment suprême. Je trouve donc à reprendre à sa vie et à sa mort, à ses ouvrages et à son caractère. On ne lui a pas reproché sans raison le paradoxe à certains égards et l’orgueil exigeant en certaines occasions. Rousseau appartient à la critique, et sera toujours le digne objet de son examen sévère et impartial. Il nous appartient, à tous tant que nous sommes, de l’interroger et de le discuter; mais je crois que certains incidens de cette vie privée, dont on a fait tant de bruit et qui l’ont tant préoccupé lui-même, devraient être voilés jusqu’à nouvel ordre. Les temps ne sont pas accomplis, Rousseau n’est pas jugé. Il est trop près de nous, son souvenir est encore trop lié à nos propres orages pour que nous puissions équitablement l’absoudre sans réserve ou le condamner sans appel. Il y a bien d’autres morts illustres dont le procès n’est pas jugé et ne le sera peut-être jamais, entre autres Jean-Baptiste Rousseau, contemporain de Jean-Jacques, qui mourut en protestant au nom du Christ contre la calomnie. La postérité se fait juste comme Dieu dans les âmes justes, c’est-à-dire qu’elle efface ce qui l’empêcherait de pardonner.