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Si Dieu absout le mal en connaissance de cause, que doit faire l’homme quand il ne peut lever le voile de la vérité? Il doit rejeter comme nul tout ce qui n’est pas prouvé, si l’œuvre laissée par l’accusé est bonne et belle, et témoigne de la pureté de ses intentions. Voilà du reste ce que fait l’histoire à mesure qu’elle regarde plus loin en arrière. Elle absout l’homme qui a pu blesser ses contemporains, en faveur du bienfait dont son œuvre a doté l’avenir...

Je n’ai point persuadé M. ***, et je n’avais pas un instant espéré que je le persuaderais. Rousseau n’est pas une gloire littéraire seulement, mais sa philosophie n’est pas non plus une doctrine particulière. Elle ne constitue pas un ensemble et un accord de notions sociales et religieuses dont on puisse se dire aujourd’hui l’apôtre et le vulgarisateur. Ce qui caractérise Rousseau, c’est d’être un esprit, non pas l’esprit d’un siècle, mais l’esprit qui répond à certaines aspirations d’une série de siècles, et pour ceux qui repoussent et condamnent ces aspirations Rousseau n’existe pas. Il n’est à leurs yeux qu’un brillant écrivain, un cerveau rebelle à la coutume, un critique hautain, un misanthrope, un poète et un artiste. Il y a certainement de tout cela en lui, mais il y a encore autre chose qui fait concourir à un but immense toutes les forces et toutes les faiblesses de l’homme. Il y a un idéal d’indépendance et de sincérité religieuse et humaine qui attaque et secoue profondément le vieux édifice du droit divin. Au milieu de cette phalange d’esprits, si variés et si spontanés qui ébranle le XVIIIe siècle, ce n’est pas par l’instrument d’un dogmatisme bien puissant que Rousseau travaille. Ce dogmatisme, qui aura son jour d’essai durant la grande crise révolutionnaire, se traduira précisément sous des formes d’épuration violentes que l’âme sensible de Rousseau eût répudiées avec horreur. S’il eût vécu jusqu’à cette crise, il eût péri sur l’échafaud en protestant contre cette application de ses principes; mais ce que Rousseau eût gardé jusque sur l’échafaud et ce qu’il nous laisse pour toujours, c’est la haine de l’intolérance et de l’hypocrisie. Voilà pourquoi l’intolérance poursuit et insulte Rousseau tout autant que Voltaire; voilà pourquoi Voltaire et Rousseau, si différens l’un de l’autre, nous sont également sacrés. On peut même dire qu’ils nous sont également chers, en ce sens que l’œuvre de chacun d’eux répond aux diverses tendances de nos organisations, et que l’émotion de l’un corrige admirablement ce que le bon sens de l’autre pourrait avoir de trop amer ou de trop léger.

Quant à M. ***, mon contradicteur, il n’est point un hypocrite; mais sa foi l’oblige à voir dans les philosophes du dernier siècle des ennemis de l’ordre, des torches d’incendie, des suppôts de Satan. Je suis retourné aux Charmettes avec un ami plus bienveillant; c’était