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de l’âge mûr, le captivait entièrement et le rendait presque insensible à ce qui se passait actuellement devant lui.

Il fut tiré de sa distraction par le mouvement que se donnait Mme Du Hautchet pour obtenir des trois jeunes filles qu’on fît un peu de musique, voulant se faire honneur auprès du chevalier d’aimer un genre de plaisir qui lui était au moins indifférent. Les jeunes personnes résistaient avec humeur aux obsessions mielleuses de Mme Du Hautchet, lorsque M. Thibaut, prenant la main de Frédérique, qu’il affectionnait beaucoup : — Mon enfant, lui dit-il, faites-moi le plaisir de chanter quelque chose. Chantez-nous un morceau de Mozart, si c’est possible, pour que nous puissions avoir l’avis d’un grand connaisseur sur votre voix et sur la direction qu’il conviendrait de donner à vos études vocales. M. Rauch, votre maître, est trop vieux, trop savant contre-pointiste et trop Allemand pour avoir le goût éclairé de M. le chevalier en des matières si délicates. — Après une légère résistance, qu’un mot de Mme de Narbal fit disparaître, Frédérique se mit au piano, ayant à ses côtés sa cousine Aglaé. Derrière le piano, qui occupait le milieu du salon, juste en face de la porte qui conduisait au jardin, il y avait une grande glace où se reflétaient la taille souple et la belle chevelure blonde de Frédérique, surmontée de la petite fleur bleue que Fanny y avait placée. D’un côté de la glace se trouvaient un portrait de Goethe et de l’autre celui de Mozart, âgé de vingt-deux ans, alors qu’il traversa Manheim en 1778 pour venir à Paris, le cœur rempli d’un amour discret pour Aloïsa de Weber, qu’il ne devait jamais épouser.

Après un prélude de quelques mesures pendant lequel Frédérique cherchait à se donner une contenance de fermeté qu’elle était bien loin d’avoir, les deux jeunes filles se mirent à chanter l’adorable duetto des Nozze di Figaro,

Su l’aria…


qu’elles semblaient avoir choisi tout exprès pour exprimer la douce raillerie d’une situation piquante. Lorsque Suzanne laisse exhaler de ses lèvres moqueuses cette phrase qu’on ne peut comparer qu’à un rayon de soleil attiédi par un épais feuillage qu’il traverse :

Che soavr zefiretto
Quosta sera spirozà…


et que la comtesse lui répond avec un sourire contenu :

Ei già il resto capizà…


le chevalier éprouva comme une secousse intérieure qui lui fit lever