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musicien venu, qui ne connaîtrait pas le mécanisme du piano, qu’il exécutât une fugue de Bach dans le style particulier aux compositions de ce grand maître, qui diffère si profondément de celui qui caractérise la musique moderne ? Que saurions-nous de l’esprit sans le langage qui nous en révèle la puissance, et qu’est-ce que le sentiment sans la forme qui nous en manifeste les nuances ? Il importe de s’occuper d’abord du matériel de l’art, car je défie le plus grand génie du monde, dit-il en s’asseyant au clavier, de rendre la beauté du passage que voici, s’il n’a point appris à gouverner sa voix par de longues et patientes études. — Joignant l’exemple au précepte, le chevalier parcourut rapidement le morceau apporté par M. Rauch, dont il fit ressortir les moindres accens par une vocalisation si aisée qu’elle paraissait être une faveur de la nature plutôt qu’un fruit de l’expérience et du travail.

— Mais ce n’est plus le même morceau ! s’écria Mme de Narbal avec vivacité.

— Pardon, madame, répondit le chevalier, ce sont les mêmes notes chantées par une voix humaine, au lieu d’être exécutées par un instrument.

C’est par une suite d’incidens aussi simples que celui que je viens de raconter que le chevalier fut conduit insensiblement à donner quelques conseils de goût aux trois jeunes personnes que dirigeait Mme de Narbal. Encouragé par la vive sympathie que lui témoignait cette aimable femme, et s’apercevant combien elle était heureuse de lui entendre exposer les idées qu’il s’était faites de l’art et de l’ensemble des choses qui donnent une signification à la vie, le chevalier se laissa engager plus avant dans ces relations qu’il ne pouvait le prévoir. Il eut forcément des rapports fréquens et moins réservés avec la fille de la comtesse et ses cousines. En leur parlant de musique et de poésie, en leur racontant quelques faits curieux de la vie des grands artistes, en leur faisant l’historique d’une composition intéressante qui les avait émues, il touchait nécessairement à des questions délicates de l’ordre moral. Préservé par le sentiment profond qui remplissait son cœur, le chevalier avait toute raison de se croire en parfaite sécurité au milieu de trois jeunes filles que l’âge, non moins que les convenances, éloignait de lui. Il leur fit étudier des duos et des trios italiens, entre autres celui du Mariage secret : Le faccio un’ inchino. Ce ne fut pas sans peine qu’il parvint à réunir les deux voix inexpérimentées de Fanny et d’Aglaé dans le duo de Tancredi : — Lasciami, — et lui-même chanta avec Mlle Aglaé le délicieux petit chef-d’œuvre du troisième acte du Mariage secret entre Paolino et Carolina fuyant la maison paternelle :

Stendemi pur la mano…
Che mi vacilla il piè,