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périodique est démontré, mais, pendant ce temps, Schiller a conçu l’idée d’une libre association intellectuelle avec Goethe, et, pendant que son ami travaille avec une ardente persévérance au Wilhelm Meister, il songe lui-même à des drames et à une épopée : les personnages de Gustave-Adolphe et de Wallenstein commencent à devenir les hôtes favoris de son imagination poétique. — Le second épisode est la composition en commun des Xénies, en 1796. Par ces épigrammes faites à deux, Schiller et Goethe mettent en déroute les traditions littéraires à l’aide desquelles les partisans du passé avaient attaqué la publication des Heures. « Le succès prodigieux que ces distiques ailés rencontrèrent auprès de l’esprit public était pour les deux poètes, dit avec raison M. Saint-René Taillandier, un engagement d’honneur à justifier leurs ironies et leurs colères par des chefs-d’œuvre, afin que le précepte suivît de près la satire. » Goethe répondit par les cinq premiers chants d’Hermann et Dorothée, et Schiller par la préparation de Wallenstein. — La composition d’Hermann et Dorothée vient ensuite, et suggère plus abondamment encore à l’examen de Schiller et de Goethe des problèmes variés d’esthétique littéraire. Schiller affirme que le travail critique auquel son esprit a été sollicité par la lecture et la discussion de ce poème a été pour lui une grande crise. Après avoir lu le Wilhelm Meister, il a abandonné les théories abstraites, et il a, en signe de ce retour, commencé son Wallenstein en prose. Après Hermann et Dorothée, il l’écrit en vers, le remanie de fond en comble, et inaugure ce qu’on a appelé en Allemagne la période classique de son génie. Toutes ces phases, avec leurs raisons diverses, souvent subtiles, sont expliquées dans ses lettres avec un détail qu’il serait difficile de condenser sans compromettre la solidité et la physionomie même de tout l’édifice. Ces nuances infinies échappent en vérité à toute analyse ; il faut se plonger soi-même au sein de ces discussions infinies : on y reconnaît bientôt les voix d’une grande époque intellectuelle dans sa période de riche enfantement.

Après Hermann et Dorothée et Wallenstein, les principaux actes de cette double vie littéraire, où désormais tout est mis en commun, sont Faust, Marie Stuart et Guillaume Tell. On sait que ce dernier sujet, qui a été pour Schiller l’occasion de son chef-d’œuvre, lui a été suggéré par son ami. Goethe raconte qu’en 1797, visitant une fois encore le lac des Quatre-Cantons, il ne put résister à l’idée de peindre dans un poème cette nature charmante et grandiose. Il fallait animer cette terre si imposante avec des figures humaines dont la grandeur égalât la majesté des lieux. La légende de Guillaume Tell s’offrit alors naturellement à lui. Déjà, plein de ce beau sujet, il commençait à additionner ses hexamètres. « J’apercevais le lac, dit-il, aux tranquilles clartés de la lune ; j’illuminais les brouillards dans les profondeurs des montagnes ; je voyais les eaux étinceler sous les rayons les plus doux du soleil matinal ; dans la forêt, dans la prairie, tout était vie et allégresse ; puis je représentais un orage, armé d’éclairs et de tonnerre, qui du sein des gorges sombres se précipitait sur le lac. Je peignais aussi le calme des nuits… Je me représentais Guillaume Tell comme un être naïvement héroïque, d’une vigueur saine et entière, heureux de vivre, avec une âme enfantine où sommeille encore la conscience de l’homme ; j’en faisais