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un portefaix montagnard, parcourant les cantons, partout connu, aimé, partout rendant de grands services, au reste tranquillement occupé à sa besogne, travaillant pour sa femme et ses enfans, et ne s’inquiétant pas de savoir qui est le maître, qui est le valet… » Gessler lui apparaissait comme un petit despote faisant le mal et quelquefois le bien par passe-temps, sans nulle conscience de la dignité humaine. Walter Fürst au contraire, Stauffacher, Winckelried, ces patriotes animés des meilleurs sentimens de l’âme humaine, et de la force de volonté nécessaire pour briser un joug détesté, devenaient « ses héros, ses forces supérieures, agissant avec conscience d’elles-mêmes. » Mais, entraîné par d’autres occupations, Goethe ajournait toujours l’accomplissement de son dessein ; il finit par abandonner son sujet à Schiller, qui, sans avoir vu la Suisse, composa cependant une œuvre pleine de réalité. C’est assurément ici un des plus intéressans épisodes de cette double vie littéraire et un de ceux qui mettent le mieux en relief la différence des deux esprits. Ce même Goethe, qui recevait une impression si vive de la nature, au sein de laquelle il se plongeait comme en s’oubliant lui-même, et qui, par des conceptions puissantes, créait à la façon de Shakspeare des types supérieurs, aurait-il plié son génie et la poésie épique aux douces et harmonieuses proportions que Schiller, sur la scène dramatique, a su observer ? Goethe eût-il fait cette patiente étude de la chronique de Tschudi, dont Schiller a emprunté avec tant de bonheur les récits légendaires ? — Goethe, poète épique, était appelé à donner le Faust, tandis que Schiller, par le Guillaume Tell (1804), devenait, suivant sa propre expression, « maître des choses du théâtre. »

Le nom de Mme de Staël apparaît, vers la fin de la correspondance entre Goethe et Schiller, comme pour annoncer le groupe d’esprits qui servit de médiateur entre l’Allemagne créatrice de la seconde moitié du XVIIe siècle et la France du XIXe, si prête à recevoir et à féconder, en les transformant, tous les germes nouveaux. Ce groupe littéraire, à la tête duquel on doit la placer elle-même, nous est montré précisément, dans le second des deux ouvrages récemment publiés par M. Taillandier, sous des couleurs nouvelles, empruntées aux documens inédits que contenait le musée Fabre à Montpellier. Les premières impressions de Schiller en présence de Mme de Staël expriment d’une façon naïve et probablement fort exacte l’étonnement que causa à l’esprit germanique cette rencontre avec l’esprit français, si vivement représenté. « Mme de Staël est réellement à Francfort, écrit-il à Goethe le 30 novembre 1803, et nous pouvons nous attendre à la voir bientôt ici. Pourvu qu’elle comprenne l’allemand, nous en aurons raison ; mais lui expliquer notre religion en phrases françaises, mais lutter contre sa volubilité française, c’est là une tâche trop rude. Nous ne saurions nous tirer d’affaire aussi aisément que Schelling avec Camille Jordan, qui était venu à lui armé de pied en cap des principes de Locke (mil Locke angezogen) : « Je méprise Locke » dit Schelling, et naturellement l’adversaire ne souffla plus mot. » Le 21 décembre, il écrit : « Mme de Staël vous apparaîtra complètement telle que vous avez dû la construire a priori. Tout en elle est d’une seule pièce ; on n’y trouve aucun trait étranger et faux. Voilà pourquoi, malgré l’immense distance qui sépare notre pensée de la