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et défaits, sans rapporter aucune nouvelle satisfaisante. Tout ce qu’ils savaient de certain, c’est qu’Edmond ne s’était pas rendu à l’endroit où devaient commencer les travaux de triangulation. Quelque accident avait dû l’arrêter sur la route. Félix d’ailleurs n’était pas rentré. Après quelques instans de repos, on se remit en quête de plus belle, et le comte cette fois, prenant mon bras sans articuler un seul mot, se traîna péniblement du côté d’une éminence qui domine la Weidnitz. Il y a là un petit banc de bois sur lequel nous nous assîmes tous deux, lui cachant sa figure dans ses mains, moi baignant ses cheveux blancs de larmes amères. Je ne saurais te peindre, ma bien-aimée Teresa, le désordre de mes pensées et l’espèce d’inertie morale où il m’avait jeté dans ces heures fatales, alors que tout semblait s’écrouler autour de moi. Figure-toi les angoisses du cauchemar mêlées, je ne sais comment, à la perception des choses réelles, et l’éblouissement des larmes transformant en chimères hideuses tout ce qui se passait sous mes yeux.

Nous avions devant nous une grande nappe d’eau blanche sur laquelle flottait au loin, parmi les brouillards livides, une barque noire. Pour moi, cet esquif était un cercueil découvert que la mer emportait lentement et au fond duquel je croyais discerner le cadavre du malheureux Edmond. Ses traits rigides étaient plus tranquilles et plus sévères que jamais. Je le vis tout à coup se redresser sur son séant et tendre vers moi des mains suppliantes. Je m’élançais pour voler à son secours, mais une invisible main me retenait en place... Le rêve cessa, la vision s’évanouit. Au lieu de cette mer et de ce cercueil, je ne vis plus que la barque, lentement amenée par le courant vers une des anses de la rivière. Un homme assis à la proue de la nacelle se leva dès qu’elle eut touché terre, et mit le pied sur la berge. Cet homme, c’était Edmond.

Il a fallu le harceler de questions pour savoir au juste ce qui lui est arrivé. — L’accident de Félix lui avait, paraît-il, laissé quelques inquiétudes, et c’est pour cela qu’il abandonna la chasse immédiatement après la mort du cerf. La nuit le surprit au moment où il pénétrait dans la forêt, et ne lui permit pas de retrouver son chemin. Pendant que, descendu de cheval, il cherchait à se reconnaître dans les taillis, sa monture, attachée à un arbre, s’effraya de quelque bruit, rompit ses rênes et partit au galop. Edmond erra toute la nuit dans diverses directions et ne se retrouva qu’à l’aurore sur les bords de la Weidnitz, dont il suivit d’abord les méandres sinueux jusqu’au moment où, parmi les roseaux du rivage, il aperçut une nacelle vide appartenant probablement à l’un de nos gardes. C’était là pour sa fatigue un secours inespéré dont il se prévalut à l’instant même, quand il se fut assuré que la barque ne faisait pas eau. Une branche de sapin, la plus droite et la