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étaient presque indifférentes, que parce qu’elle n’aurait pu satisfaire le besoin d’expansion qui formait le trait saillant de cette nature d’élite, mais compliquée. Elle aurait pu s’écrier avec l’Euphorie du second Faust de Goethe :

Immer höher muss ich steigen,
Immer weiter muss ich schauen[1].

Fière et humble tout à la fois, docile, caressante et d’une langueur divine dans les momens d’abandon et de confiance, Frédérique devenait facilement ombrageuse et taciturne, si on lui donnait lieu de craindre quelque moquerie qui blessât son amour-propre ; elle était d’autant plus susceptible qu’elle n’avait pas la répartie prompte ni de vivacité dans l’esprit. En cela, Frédérique était bien Allemande, comme elle l’était encore par la tournure de son imagination, toute remplie de mirages, d’échos merveilleux et d’ineffables chimères. Douée d’une sensibilité exquise, Frédérique la renfermait soigneusement dans le fond de son cœur, comme si elle eût craint de livrer le secret de sa faiblesse. Aussi ne pouvait-on espérer de surprendre sa vigilance et d’endormir le bon sens naturel qu’elle cachait sous les grâces naïves de la jeunesse que par le sentiment, par l’exaltation de l’âme et des goûts élevés. Alors la partie poétique et romanesque de sa nature se dilatait, et l’enthousiasme qui se dégageait de son cœur ému l’élevait comme une vapeur vers les régions idéales. C’est la musique surtout qui avait le pouvoir de la toucher, de l’ébranler ainsi jusqu’aux profondeurs de son être, et d’en tirer des accens qui la surprenaient elle-même. Dans ces momens de transfiguration, Frédérique, avec ses yeux bleus à peine entr’ouverts à la lumière, avec ses tresses blondes, le divin sourire qui égayait ses lèvres et le charme indéfinissable de toute sa personne, offrait comme la poétique image d’une légende qu’on aurait évoquée, au fond des bois, par de sublimes incantations. Elle en avait le merveilleux, la tendre mélancolie et la grâce mystérieuse.

Frédérique était excellente musicienne. Elle jouait fort bien du piano, visant moins à l’éclat du virtuose qu’à l’exécution scrupuleuse et sûre des œuvres des grands maîtres. Depuis qu’elle était chez Mme de Narbal, c’était le vieux Rauch qui dirigeait ses études. Il avait communiqué à sa charmante écolière son goût exclusif pour la musique allemande, pour les fugues du grand Sébastien Bach surtout, pour les sonates de Philippe-Emmanuel, son fils, pour celles de Haydn, Mozart et Beethoven, cercle de grands hommes après lesquels Rauch ne voyait plus que des enfans ou des faiseurs de

  1. « Je veux toujours monter plus haut, je veux toujours regarder plus loin. »