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d’ordre dans ces causeries charmantes, auxquelles assistait souvent Mme de Narbal. Il la fit chanter d’une manière plus régulière, variant son répertoire de morceaux appartenant à différentes époques de l’art, dont il lui expliquait le caractère et l’enchaînement historique. Les progrès de Mlle de Rosendorff furent rapides, sa voix s’assouplit, son instinct musical s’épura en dépassant les limites où l’avait contenu le goût âpre et tout germanique de M. Rauch.

Un penseur délicat a dit avec une grande justesse : « La conversation avec un homme est un unisson, avec une femme c’est un concert[1]. » Le chevalier en fit bientôt l’expérience. De ces innocentes distractions, de ces rapprochemens qui n’avaient d’autre objet que le plaisir de l’esprit, de ces concerts de la pensée avec une jeune personne qui était digne de le comprendre, naquit une sympathie qui gagna le cœur du chevalier. Insensiblement, et sans qu’il eût trop conscience de son procédé, il s’occupa moins des deux autres cousines, Fanny et Aglaé, pour consacrer tous ses instans à Frédérique. Cette préférence du chevalier ne tarda pas à être remarquée par des observateurs jaloux. Ou pouvait se l’expliquer cependant par l’intérêt bien naturel que devaient inspirer à un homme aussi distingué les rares dispositions de Frédérique pour la musique sérieuse, et par les progrès évidens qu’elle faisait chaque jour dans l’art de chanter. Est-il bien étonnant en effet que, dans une situation aussi délicate, le chevalier ait laissé endormir sa vigilance, et que, séduit par le noble plaisir d’émettre ses idées auprès d’une jeune femme pleine d’attraits et d’espérances, il n’ait pas prévu tous les dangers auxquels il s’exposait ? Ce qui est certain, c’est qu’il ne fut pas le moins surpris lorsque, s’éveillant comme en sursaut, il se sentit dans le cœur plus que de la sympathie pour une jeune fille à peine éclose à la vie.

J’ai dit que le chevalier tenait un journal où il consignait les événemens remarquables de sa vie, ses réflexions sur les hommes et les choses qu’il avait eu occasion de connaître, l’analyse des sentimens et des idées qui l’avaient ému ou préoccupé. Dans cette autobiographie, qu’il m’a été donné de parcourir, il y avait des détails curieux sur plusieurs grandes célébrités contemporaines, particulièrement sur des poètes, des philosophes, des artistes et des compositeurs tels que Beethoven, Weber et Schubert. On pouvait y lire aussi presque jour par jour l’histoire de son âme se mêlant au mouvement de sa pensée, et ces deux courans de sa vie morale formaient un ensemble plein d’harmonie et d’originalité. Le chevalier ne cherchait dans les livres que la confirmation de ses sentimens ;

  1. Joubert.