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il n’étudiait les philosophes que pour y trouver la raison de la poésie, qui était à ses yeux l’essence de l’esprit humain et la glorification de l’amour. Aussi les admirations du chevalier étaient-elles bien conformes à la tournure de son esprit et de son imagination, qui recherchait le beau dans la vérité. Après Platon, Virgile et saint Augustin, qui étaient dans l’antiquité ses auteurs favoris ; après Dante, dont la divine épopée avait illuminé sa jeunesse, le chevalier avait accordé sa préférence à trois grands esprits d’au-delà du Rhin : à Lessing, critique profond, caractère indépendant, et, après Luther, un des créateurs de la prose allemande ; à Herder, philosophe inspiré et poète philosophe, qui a si bien expliqué le rôle de l’instinct dans la poésie populaire, et surtout à Goethe, dont il avait étudié l’œuvre et la vie avec une véritable passion. Le chevalier avait entrevu à Weimar la figure imposante de l’auteur de Faust. Il connaissait les moindres particularités de cette longue et belle existence où l’amour tient une si grande place et sert d’aliment au génie jusque dans la plus extrême vieillesse. Ses poésies légères, ses lieder et ses ballades, échos d’un sentiment éprouvé, comme Goethe en est convenu lui-même, où, sous une forme antique par sa perfection, se conserve l’accent de la passion moderne, avec les accessoires de paysage et de lumière qui l’accompagnent, le chevalier les savait tous par cœur, il en savait la date et la circonstance qui les avait fait naître. Il avait extrait de l’œuvre entière du poète le nom de toutes les femmes qui s’y trouvent transfigurées, et il en avait formé une légende d’or dont chaque épisode avait son histoire : Gretchen, Federica, Lotte, Lili, Mina, apparitions charmantes, filles de la terre et du génie, de la nature et de l’idéal, parmi lesquelles Federica Brion est la plus touchante de toutes. Celle-ci fut au moins à la hauteur du glorieux amant que le hasard, avait conduit au petit village de Sesenheim. Pauvre, elle résista à toutes les séductions, et consacra une vie de labeur à purifier le souvenir de son amour, disant, à toutes les propositions de mariage qu’on lui adressait : « Le cœur que Goethe a aimé ne doit pas appartenir à un autre ! » Le chevalier avait transcrit de sa main les merveilleux petits chefs-d’œuvre qui furent inspirés à Goethe par l’amour de Federica, le plus pur qu’il ait éprouvé dans sa longue vie, et dont le souvenir l’attendrissait encore à un âge où les hommes ordinaires n’ont plus d’autres émotions que la crainte de la mort. Parmi ces délicieux poèmes, Willkommen und Abschied, kleine Blumen, kîeine Blätter, und die Erwählte, il faut citer surtout l’admirable chanson de mai (Mailied) qui semble avoir conservé la fraîcheur et le parfum du cœur de Federica et du coin de terre béni où cette jeune fille de seize ans a été frappée par le feu du ciel.