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Italiens. La cour de Charles-Théodore ne ressemblait pas à celle de Stuttgart, que Jomelli, alors tout-puissant, avait remplie de chanteurs et d’instrumentistes ultramontains.

— Était-ce donc un si grand mal, répliqua M. Thibaut, que d’aller chercher la lumière et la mélodie dans le pays d’où nous avons tiré presque tous les élémens de notre civilisation ?

— Oh ! monsieur le docteur, ceci est un peu trop fort, répondit avec impatience le vieux maître de chapelle. La nation qui a donné le jour à un Sébastien Bach, à Haendel, à Graun, à tant d’autres musiciens, sublimes et savans contre-pointistes, n’a pas eu besoin d’aller chercher dans le pays des chansonnettes et des castrats les enseignemens d’un art où personne ne l’a jamais égalée.

— Prenez garde, monsieur le maître de chapelle, répondit avec calme le chevalier, vous vous aventurez beaucoup. Êtes-vous bien certain que les deux peuples qui ont créé pour ainsi dire la musique moderne, que la patrie de Palestrina, de Gabrielli, d’Alexandre Scarlatti, et celle de Sébastien Bach, Haendel, Haydn et Mozart n’ont eu aucun point de contact et ne se sont pas communiqué tour à tour les propriétés de leur génie ?

— Allons chercher la solution de ce problème historique sous les ombrages du parc, dit M. de Loewenfeld en se levant de table.

Le jardin du palais de Manheim, sans valoir le parc de Schwetzingen, est cependant un des plus agréables de l’Allemagne par la fraîcheur des ombrages et la diversité des sites qu’il offre aux promeneurs. Comme celui de Munich, qu’il n’égale pas en grandeur, le jardin de Manheim est planté à l’anglaise et s’étale autour du château sans ordre apparent, comme si la main d’une fée capricieuse en eût dessiné les allées, qui se brisent et se croisent incessamment. On s’y perd volontiers, et, sans des points de repère d’où l’on aperçoit la façade du château, on se croirait en pleine nature, loin de toute habitation et de l’art qui trahit la main de l’homme. Des monticules, des kiosques, des coins ombreux ménagés avec amour servent de refuge aux enfans et aux caméristes, qui y font éclater leurs refrains joyeux.

M. de Loewenfeld, conduisant ses hôtes, donnait le bras à Mme de Narbal ; les trois jeunes filles, Aglaé, Fanny et Frédérique, s’étaient enchaînées l’une à l’autre, tandis que le chevalier suivait avec M. Thibaut, Mme Du Hautchet et M. Rauch. Heureuses de se trouver seules un instant, les trois cousines éprouvaient le besoin de causer et de se communiquer les impressions qu’elles avaient éprouvées dans le courant de la journée. Sortant rarement de la petite ville de Schwetzingen, c’était pour elles une vraie partie de plaisir d’être venues à Manheim et d’assister le soir à la représentation d’un opéra