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Pendant ces courtes réflexions du chevalier, que Mme de Narbal écoutait avec le plus vif intérêt, un changement de décor amena sous les yeux du public la fameuse Gorge-du-Loup, avec tous les horribles accessoires de mise en scène propres à frapper l’imagination et à la préparer aux évocations mystérieuses. Un chœur d’esprits invisibles, les esprits élémentaires de la nature, murmure de lamentables accords sur des syllabes étranges et cabalistiques, — uhui ! — qui n’ont aucun sens précis, mais qui éveillent une impression sinistre. Ces mots incohérens, que les basses profèrent sur une seule et même note qui se prolonge indéfiniment, pendant que l’orchestre déchaîne des sonorités acres et mystérieuses, précèdent et annoncent un tableau inouï d’une magnifique horreur. Après cet exorde pour ainsi dire de la matière inorganique, qui semble pressentir les événemens qui se préparent, Gaspard évoque Samiel, l’esprit satanique, et lui demande une prolongation du pacte infernal qu’il a contracté avec lui, et qui est près d’expirer. Ce dialogue entre Gaspard et Samiel, qui ne dit que quelques mots parlés et froids comme un glas mortuaire, l’arrivée de Max au rendez-vous fatal, l’expression de sa terreur en se voyant dans ce lieu sinistre, où il croit apercevoir l’ombre de sa mère et l’image désolée d’Agathe se jetant dans le gouffre qui est à ses pieds, la fonte des balles, la merveilleuse prosopopée de la chasse infernale, ces différens épisodes de la grande scène qui termine le second acte, sont des créations étonnantes et sans précédens dans l’art musical d’aucun peuple.

— Que pensez-vous, chevalier, de ce beau ragoût de poésie fantastique ou romantique, comme il vous plaira de la qualifier ? dit M. Thibaut avec ironie après la chute du rideau. Préférez-vous ce salmigondis de balles fondues, de cris de chouettes et d’orfraies, de hurlemens démoniaques et de bruits sinistres qui font peur aux enfans, au premier finale de Don Juan, à celui d’Idoménée, aux scènes pathétiques et sublimes des opéras de Gluck et de Spontini ?

— Vous voulez savoir, docteur, si je préfère Shakspeare à Sophocle, les poèmes de Milton et de Dante à l’Iliade et à l’Enéide, la cathédrale de Cologne au Parthénon d’Athènes ? répondit froidement le chevalier. Cela dépend de l’idée qu’on se fait de l’art en général, et de ce qu’on exige trouver dans ses diverses manifestations. Est-ce la vérité qui vous préoccupe plus que la beauté, ou bien êtes-vous au nombre de ces esprits difficiles qui veulent que la forme où l’artiste enferme la réalité ne blesse pas leurs sens délicats, et que le beau soit toujours la splendeur du vrai, comme l’a dit un philosophe divin, Platon ? À quelque point de vue qu’on se place pour juger la scène que nous venons d’entendre, je la trouve également admirable. N’oubliez pas, docteur, que Weber est un