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mais dont le caractère n’en est pas moins profondément dissemblable, apparaissent, à chaque extrémité de la ligne entre les deux mers, comme le point principal où vont s’appuyer l’une et l’autre armée. Accoutumée à une sorte d’indolence superbe qui répugne à tout changement brusque, qui exclut les ordinaires exigences d’un dévorant mouvement d’affaires, Bordeaux laissa volontiers le rôle le plus décisif à l’entreprenante cité des Bouches-du-Rhône. À un certain point de vue, si l’antagonisme entre Marseille et Bordeaux n’était pas un fait traditionnel qu’on retrouve au sein de la population de l’une et de l’autre ville jusque dans le domaine des impressions individuelles, on aurait quelque peine à s’expliquer une dissidence qui ne sortait pas des termes mêmes de la question actuellement soulevée. « Bordeaux et Marseille, lit-on dans un des documens émanés du Midi, peuvent devenir l’entrepôt général de tout ce que les deux mers expédient de l’une à l’autre, et l’échange entre ces deux grands centres par les voies ferrées se substituer aux lentes opérations que comporte aujourd’hui la navigation par le détroit de Gibraltar[1]. » Point de doute que si les plans du Midi avaient dû amener les résultats annoncés, les deux ports en eussent profité l’un et l’autre. Ce n’étaient donc que des considérations toutes locales, que des ambitions accessoires qui pouvaient, en face d’une telle hypothèse, rendre compte de la divergence des attitudes. L’opposition parut néanmoins beaucoup plus tranchée entre deux autres villes placées face à face sur les limites mêmes des deux réseaux, et qui eurent dans la contestation un rôle très accentué, Montpellier et Nîmes. Dans la première de ces villes, des impulsions influentes s’unissaient au poids de réels intérêts pour entraîner la balance vers la compagnie du Midi, tandis qu’à Nîmes, où les élémens locaux ont toujours été d’eux-mêmes plus inflammables, on se prononçait en sens inverse avec toute l’ardeur des impressions natives.

Au milieu de ce général émoi, les deux compagnies laissent percer chacune l’esprit particulier qui la distingue. D’un côté, plus d’ardeur, plus d’élan, un besoin plus marqué de tenter l’inconnu ; de l’autre, une propension manifeste à se vouer de préférence aux améliorations tranquillement élaborées, sans rien livrer au hasard de ce qu’on peut lui disputer. Ici une initiative toujours ardente, là une rare fécondité de ressources dans les cas les plus scabreux. Quant aux hommes qui servaient d’organes aux deux intérêts ennemis et qui s’efforçaient de prendre en main les fils de tous les mouvemens, ils étaient sans cesse sur la brèche, défendant leur cause réciproque avec l’âpreté d’un parti pris, avec cette chaleur d’allures

  1. Réponse de la compagnie du Midi, 27 janvier 1862.